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soient placés à la tête de nos conseils ou à celle de notre littérature, s’ils ne font jamais entendre leur voix que pour étouffer de sublimes émotions qu’on est trop heureux d’éprouver encore après tant d’élans comprimés et tant d’espérances déçues, s’ils restent toujours en opposition avec des instincts qu’ils ne pourront pas détruire sans exercer sur notre glorieuse nature de Français une véritable mutilation, ces hommes se perdront dans des routes périlleuses et fausses, et, je l’espère, ils se perdront seuls. Ils remplaceront le culte que tant d’ames fermes et généreuses pratiquent depuis si long-temps par de vagues croyances ou par une indifférence coupable. En politique et en poésie, le vague et l’indifférence sont également pernicieux. L’indifférence frappe mortellement la pensée, le vague frappe mortellement le style ; l’indifférence blesse les gens de cœur, le vague blesse les gens de goût. L’homme d’état fait des traités qu’on désapprouve, le poète fait des odes qu’on ne comprend point.

Si ce sont là, comme nous le pensons, des faits et des principes incontestables, avons-nous besoin d’ajouter que cette religion positive de la patrie, sans laquelle tout débat est languissant, toute œuvre politique fatale ou stérile, que cette religion est indispensable à l’homme qui veut intervenir chaque jour dans les discussions publiques ? Oui, pour écrire un pamphlet, il faut obéir à une conviction ardente. On n’animera pas l’œuvre d’Addison en mêlant quelques attaques malicieuses à ses placides réflexions sur la société et la morale. Le pamphlétaire a besoin d’un sentiment passionné, et d’un sentiment passionné qui ait un but ; car toute la rêveuse sensibilité d’Yorick, assez puissante pour remplir des volumes entiers d’ineffables épanchemens, d’émotions mystérieuses, d’impressions bizarres et profondes, n’aurait pas pu défrayer un libelle destiné à exercer une influence immédiate sur la vie active. Les Guêpes de M. Karr échappent à toute espèce de classification, mais ce n’est point, comme le talent de leur auteur, parce qu’elles ont quelque chose d’original et de distinctif : c’est parce qu’elles sont formées d’un assemblage de traits confus et discordans. M. Karr ressemble à un homme qui vide un sac d’où tombent pêle-mêle des objets de toute espèce destinés à tous les usages, des tablettes, des pinceaux, des fleurs fanées et des nœuds de rubans ; son ame laisse se répandre en désordre des sentimens et des pensées de toute nature ; on voit se succéder, dans les pages qu’il remplit tous les mois, les réflexions politiques, les personnalités injurieuses, les rêveries et les caquetages.

Au reste, quand M. Karr serait né avec la verve satirique de Beaumarchais, je crois qu’il ne serait pas secondé par l’époque au milieu