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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

muet, il dirait à M. Karr : « Entretenez-moi de mes qualités, ou, si vous le voulez, de mes défauts, mais parlez-moi toujours de moi-même. » Et M. Karr se reprend sans cesse à lui raconter ses pensées, ses rêves, ses loisirs, enfin tout ce que dans un tête à tête votre interlocuteur vous empêche d’achever pour commencer des confidences que vous interrompez à votre tour. J’ai sous les yeux tout le recueil des Guêpes, et j’ai peine à comprendre comment cette conversation de deux années a pu se soutenir ; que de patience elle a exigée d’une part, que d’efforts de l’autre ! Il est vrai qu’elle a été égayée par des personnalités, et c’est là le plus grand reproche que je lui adresse, car je l’aime encore mieux traînante et monotone que railleuse d’une raillerie agressive et offensante. M. Karr, en commençant sa longue série de petits livres, avait promis qu’il n’attaquerait que les sots et les fripons. Si je n’avais pas autant de répugnance qu’il semble avoir de plaisir à écrire des noms propres, je pourrais, parmi ceux qui ont eu à subir ses attaques, lui citer plus d’un homme qui n’est ni un fripon, ni un sot, de même que je pourrais citer plus d’un sot et plus d’un fripon parmi ceux qu’il a constamment épargnés. Je ne lui reprocherai pas cependant d’obéir à des haines systématiques, et d’être le partisan déguisé de maintes coteries littéraires et politiques ; il faut laisser le soin d’entasser les accusations de cette nature à ceux qui lui font cette guerre honteuse de lettres anonymes dont il a souvent fait justice ; pour moi, je me bornerai à lui rappeler une phrase de Voltaire qui me revient à la mémoire : « On peut aujourd’hui diviser les habitants de l’Europe en lecteurs et en auteurs, comme ils ont été divisés, pendant sept ou huit siècles, en petits tyrans barbares qui portaient un oiseau sur le poing, et en esclaves qui manquaient de tout. »

Cette phrase a été écrite en 1740, et, toute vieille qu’elle est de cent années, on la dirait éclose d’hier. Oui, il n’y a plus aux portes de Paris, sur le faîte des collines, ces tourelles crénelées d’où les seigneurs rebelles et félons s’abattaient sur les voyageurs ; mais, au sein même de Paris, il y a telle maison à cinq étages de la rue Richelieu ou de la rue Saint-Honoré, où résident de petits tyrans portant sur le poing des oiseaux de proie dont ils se servent pour faire la chasse aux passans. Il faut bien que l’humeur querelleuse, les fantaisies despotiques et les allures provoquantes se réfugient quelque part. Depuis que la plume fait l’office de l’épée comme instrument de fortune et d’aventure, elle doit inspirer à ceux qui s’en servent les conseils hardis et les caprices belliqueux qu’inspirait la rapière dont on sentait la garde sur son flanc. M. Karr est un des