Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/644

Cette page a été validée par deux contributeurs.
634
REVUE DES DEUX MONDES.

gnité. En parlant sans cesse et avec une sorte d’orgueil des loisirs et des méditations de sa solitude, on attire sur soi cette belle et formidable sentence de Montaigne : « C’est une lasche ambition de vouloir tirer gloyre de son oisiveté et de sa cachette. Il faut faire comme les animaux qui effacent leur trace à la porte de leur tasnière. »

Ce qu’il y a d’exclusivement poétique dans le talent de M. Karr lui interdit le pamphlet politique, ce qu’il y a de vagabond dans son humeur et d’agreste dans son caractère lui interdit le pamphlet mondain. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que la matière a manqué aux Guêpes. En voyant tous les objets sur lesquels il comptait, pour exercer sa verve, devenir de plus en plus insaisissables et confus, puis lui échapper tout-à-fait, M. Karr en est revenu aux seules choses qu’il eût dû étudier toujours, à la nature et à son cœur. Mais le cœur et la nature se refusent à des épanchemens obligés, il n’y a pas moyen de les faire concourir au succès d’un pamphlet périodique. Ces descriptions qui charmaient dans les romans de M. Karr, ces rêveuses interprétations du langage des fleurs, ce goût mélancolique et hardi pour la mer, tous ces sentimens et toutes ces peintures qui souriaient à l’esprit, l’affectent d’une façon pénible, maintenant qu’on sent en eux le résultat d’une production hâtive et d’une laborieuse nécessité. Comprenez-vous ce qu’il doit y avoir de fatigant pour le cerveau à chercher éternellement, jusqu’au sein de la contemplation paisible des phénomènes qui nous environnent, une matière à longs discours ! à se dire : Il ne s’est passé aucun évènement dans le mois qui vient de s’écouler ; je vais aller voir le soleil se lever sur les flots ! Que devient la radieuse paresse de Vilhelm ? Le navire qui passe, il faut le décrire, l’oiseau qui passe, il faut le décrire, et la pensée qui traverse le cœur comme l’oiseau traverse le ciel, ailée et chantante, il faut l’arrêter bien vite dans son vol, de peur qu’elle ne s’enfuie et disparaisse. C’est là ce qui me paraît le plus affreusement cruel, mais c’est ainsi. L’ame n’a plus une seule impression qui ne soit vendue d’avance et dont on ose jouir à soi seul. Je me suis déjà servi d’un mot qui rend complètement ma pensée sur la publication périodique de M. Karr : c’est un interminable tête à tête avec le public. Le public et M. Karr ressemblent à des gens las d’être continuellement ensemble, qui n’ont plus rien à s’apprendre, ne se parlent plus que par habitude, ne s’écoutent plus que par égard. Le public doit être d’autant plus fatigué, que l’auteur des Guêpes se rend continuellement coupable, envers lui, d’une faute qu’on commet bien souvent envers sa maîtresse. Si le public n’avait pas forcément un rôle