Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/638

Cette page a été validée par deux contributeurs.
628
REVUE DES DEUX MONDES.

des regards qui m’ont séduit et une haleine qui m’a presque enivré. Ainsi, par exemple, il y a dans Geneviève des chapitres en vers que j’ai commencé à lire avec l’intention bien formelle d’y relever l’affectation de bizarrerie, les faiblesses de style, enfin tous les défauts littéraires dont ils abondent ; puis, quand je suis arrivé à cet endroit :

Oh ! qu’il est beau l’amour tel qu’on le sent dans l’ame
Sous les saules, le soir !

quand je suis arrivé à cet endroit, je n’ai plus pensé à l’art, j’ai pensé à l’amour et aux saules.

Pourtant je vais tâcher de faire trève aux émotions et de dire quelques paroles de vérité. Geneviève et Clotilde ont paru en 1839 ; or, en 1839, le nom de M. Karr est écrit en toutes lettres en tête du Figaro. Quand l’auteur de Sous les tilleuls ne se bornait plus qu’à envoyer de temps en temps des articles sans signature à quelques-uns des organes les plus infimes de la presse quotidienne, à peine si cela faisait partie de sa vie littéraire. Il y a des hommes dont l’esprit aime parfois à s’échapper pour aller sous le masque courir les aventures et se plonger dans les folles joies. Libre à eux de faire ces excursions s’ils savent y mettre assez de prudence pour que le scandale ne soit point trop bruyant. En lisant Vendredi soir, et même le Chemin le plus court, il y avait bien des instans où nous nous apercevions, soit aux accès d’une gaieté intempestive, soit à des assoupissemens passagers, que l’esprit du romancier se permettait plus d’une escapade et revenait souvent exalté par l’ivresse ou appesanti par la fatigue ; mais nous avions la discrétion de ne faire part à personne de nos remarques. À présent, voilà que M. Karr avoue hautement ses habitudes ; il nomme lui-même les lieux qu’il fréquente, il s’intitule rédacteur en chef du Figaro. Ainsi donc, si l’on remarque dans Geneviève et dans Clotilde, plus souvent encore que dans Sous les tilleuls et Une Heure trop tard, d’impardonnables négligences de langage, des tours d’une familiarité choquante, enfin un ton de plaisanterie vulgaire qui contraste avec une façon naturellement délicate de s’exprimer et de sentir, on saura que c’est au rédacteur en chef du Figaro qu’il faut s’en prendre. Il y avait toujours eu chez M. Karr, à côté d’une originalité véritable, un défaut qui pourtant ne s’accorde guère avec cette précieuse qualité, je veux parler de ce besoin inquiet d’une singularité visible et matérielle dont les intelligences d’élite ne sont pas ordinairement tourmentées. Eh bien ! le Figaro donna à cette mauvaise tendance un incroyable développement.