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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

trouve la poésie réelle, non pas celle dont le pied ne s’est jamais posé que sur les cimes onduleuses des nuages, mais celle qui a si bien erré sur la terre, qu’elle a laissé des lambeaux de robe et des gouttes de sang à tous les buissons des sentiers. Nous avons tous, au fond de quelque tiroir, les lettres de Madeleine ; nous avons tous senti les mêmes déchiremens que Stephen au passage où elle nous prie de sacrifier au bonheur et au repos de son existence tout ce qui peut nous rester dans le cœur d’amour saignant et méconnu. Je ne dirai pas que le roman de Sous les Tilleuls soit une œuvre irréprochable, révélant la main d’un artiste expérimenté ; je dirai que c’est une œuvre faite d’une matière précieuse, car l’or peut aussi bien être jeté dans un moule informe que dans un moule régulier, et ce qui tombait dans le moule plein d’aspérités et de défauts où M. Karr jetait sa pensée, c’était quelque chose qui vaut mieux que l’or, c’étaient les élans, les tristesses, les souffrances, le bonheur, enfin toute la vie et toute la sève de notre ame dans nos jeunes ans.

Eh bien ! malgré tout le charme de ce roman, on sent pourtant, après l’avoir lu, quels obstacles s’élèvent encore entre M. Karr et le but qu’il lui serait peut-être permis d’atteindre. Ces obstacles, c’est lui-même qui se les est presque tous créés. Sans donner à la France un Tristram Shandy, M. Karr aurait pu doter notre littérature, assez pauvre dans le genre humoristique, d’un livre original plein d’amusantes digressions. Chez lui, le regard mélancolique des souvenirs aux yeux noirs, pour me servir d’une expression allemande, se marie heureusement au joyeux sourire des pensées moqueuses. Tout le monde se souvient de maître Kreissler, dont la grande ame d’artiste était si mal à l’aise à la petite cour du duc Irénéus. Maître Kreissler, qui n’est autre que le divin Hoffmann lui-même, éveillait parfois, quand il laissait son esprit parcourir en se jouant toutes les choses de ce monde, des vibrations aussi sonores et aussi profondes que lorsqu’il laissait ses doigts errer à l’aventure sur les touches de son clavecin. Sans atteindre jamais à ces glorieuses hauteurs, M. Karr aurait pu broder çà et là de fantaisies brillantes et légères le thème de ses romans. Enfin, et c’était pour lui un moyen puissant de succès, il possédait dans toute sa force un sentiment que le panthéisme de l’Allemagne inspire à tous les romanciers, mais qui est encore rare en France, je veux parler de cet amour plein de mystérieux désirs et de vagues espérances qu’on ressent pour la nature de l’autre côté du Rhin. Or, voici quelle a été l’influence du pamphlet sur M. Karr : les sentimens qui pouvaient s’épanouir en lui,