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dans le monde littéraire. Depuis que le sang ne ternit plus les belles couleurs des uniformes, que font à la jeunesse ces belles couleurs ? Depuis que les fanfares ne couvrent plus des cris de mort, que fait à la jeunesse le bruit des fanfares ? La jeunesse aime le bruit et l’éclat, mais elle les veut pour des mêlées où il y ait des défaites et des triomphes. Si ceux qui se disputent le Rhin sont des soldats, elle se jettera tout entière dans les rangs des soldats ; si ce sont des penseurs et des poètes, elle se jettera tout entière dans les rangs des poètes et des penseurs. Ainsi donc, s’il y a toujours dissipation de force, d’enthousiasme, de sève, ce n’est plus la vie militaire qu’il faut accuser, c’est la vie littéraire. C’est dans la vie littéraire qu’il faut chercher, à côté des résignations héroïques, les impatiences blâmables entraînant pour le cœur ou pour l’esprit des sacrifices de dignité.

Ainsi, j’écrirais volontiers un livre que j’appellerais, à l’instar de M. de Vigny, Servitude et grandeur littéraires, et en créant à la triste manière des hommes, c’est-à-dire en ne tirant rien de moi, voici comment je m’y prendrais pour faire un des épisodes de ce livre. Je choisirais un héros qui pût représenter à lui seul toute une race d’écrivains : ce ne serait pas un grand poète ni un profond penseur, il y aurait place dans une autre partie de mon ouvrage pour les profonds penseurs et les grands poètes ; ce serait un de ces jeunes gens qui sentent la jeunesse chanter à plein gosier au fond de leur ame, comme chante l’oiseau au milieu des bourgeons et des fleurs d’un arbre caressé par un soleil de printemps ; ce serait un de ces jeunes gens qui ont toute la verve railleuse et toute la charmante mélancolie de leur âge. Ce qui lui manquerait, c’est dans le caractère cette rigidité inflexible, dans le talent cette élévation native qui peuvent seules vous éloigner des portes qu’on franchit en se baissant. Aussi ne s’éloignerait-il pas de ces étroites et basses entrées derrière lesquelles on espère toujours trouver des champs spacieux ; en un mot, il ferait toutes les concessions auxquelles peuvent entraîner les débuts. Au lieu de convertir, comme Joseph Delorme, en enthousiasme vertueux et en exaltation austère la puissance expansive de son esprit, il la tournerait, pour amuser les goûts médisans et les curiosités frivoles, en épanchemens indiscrets, semblables à ceux de l’ivresse par le vide et l’épuisement qu’ils laissent après eux dans le cerveau. Venu au monde avec un pinceau qui n’aurait pu jeter sur un pan de mur toutes les splendeurs vivantes d’une bataille, ou suspendre des figures radieuses dans les profondeurs azurées d’une coupole, mais qui pouvait rendre l’aspect mélancolique du toit