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tour et déroge soit par le trivial, soit par le pédantesque. Au moment de la création de l’homme, quand, le monde étant formé et d’ailleurs peuplé, il ne s’agit plus que d’introduire l’hôte principal, il dit assez agréablement :

Le sage ne conduit la personne invitée
Dans le lieu du festin, que la salle apprêtée
Ne brille de flambeaux, et que les plats chargés
Sur le linge flamand ne soient presque rangés :
Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu qui sans cesse
Tient ici cour ouverte, .........
Ne voulut convier notre aïeul à sa table
Sans tapisser plus tôt sa maison délectable,
Et ranger, libéral, sous les pôles astrés
La friande douceur de mille mets sucrés.

Eh bien ! ce linge flamand dont il parle en ce premier Éden, on le retrouve chez lui en plus d’un endroit, et moins joliment. Mais je me reprocherais, avant d’en venir plus en détail à l’examen de Du Bartas, de ne pas laisser parler sur lui tout au long un juge, un avocat bienveillant et le plus inattendu ; on ne le devinerait jamais, si je ne disais que c’est Goethe lui-même.

« La juste appréciation de ce qui doit plaire en tel pays ou à telle époque, d’après l’état moral des esprits, voilà, écrit Goethe, ce qui constitue le goût. Cet état moral varie tellement d’un siècle et d’un pays à un autre, qu’il en résulte les vicissitudes les plus étonnantes dans le sort des productions du génie. J’en vais citer un exemple remarquable.

« Les Français ont eu, au XVIe siècle, un poète nommé Du Bartas, qui fut alors l’objet de leur admiration. Sa gloire se répandit même en Europe, et on le traduisit en plusieurs langues. Il a composé beaucoup d’ouvrages en vers héroïques. C’était un homme d’une naissance illustre, de bonne société, distingué par son courage, plus instruit qu’il n’appartenait alors à un guerrier. Toutes ces qualités n’ont pu le garantir de l’instabilité du goût et des outrages du temps. Il y a bien des années qu’on ne le lit plus en France, et, si quelquefois on prononce encore son nom, ce n’est guère que pour s’en moquer. Eh bien ! ce même auteur maintenant proscrit et dédaigné parmi les siens, et tombé du mépris dans l’oubli, conserve en Allemagne son antique renommée ; nous lui continuons notre estime, nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont décerné le titre de roi des poètes français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses