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losophie, ne sont qu’un symptôme de plus du mal qu’elle veut guérir. Une société sans traditions, sans croyances, qui ne sait que raisonner, et qui analyse son malaise, aurait bon air, en effet, de railler le raisonnement, de traiter de vision toute théorie. Elle a tant de droits d’être dédaigneuse ! elle est si sûre de son fait ! elle sait si bien que dire et que penser ! ses opinions pratiques sont si stables, si assurées contre l’expérience, si supérieures au doute ! elle a toujours si heureusement réussi dans ses calculs, et les systèmes industriels comme les sciences physiques ont à se prévaloir d’une durée, d’une perpétuité, d’une infaillibilité si imposante ! Gardez-vous, parce que l’esprit philosophique marche en tâtonnant, hésite d’avancer, revient sur ses pas, d’insulter à ses incertitudes. Parce qu’il pénètre en de grandes profondeurs ou s’élève à de grandes hauteurs, gardez-vous de l’accuser d’ambition chimérique, de ténébreux égarement. Des prétentions plus humbles en apparence ne vous ont pas si bien tourné. Des certitudes qui vous semblaient plus positives se sont fondues dans vos mains. Vous n’en êtes pas moins tombés pour être tombés de moins haut, et vous ne vous montrez pas plus habiles à prendre les moineaux dans les buissons, que lui les aigles sur les rochers.

Pétrone raconte qu’un Romain fit graver sur son tombeau cette épitaphe : « Staberius repose ici… Il est venu de peu. Il a laissé trois cents millions de sesterces. Jamais il n’a voulu entendre les philosophes. Porte-toi bien, et imite-le[1] ! » On le voit, la sagesse du siècle n’est pas nouvelle. Venir de peu, gagner beaucoup, et ne pas écouter les philosophes, voilà l’esprit d’égalité, l’intérêt supérieurement entendu, et l’indifférence en matière intellectuelle. Il y a mille ans et bien davantage que le secret est connu ; a-t-il fait grand bien à ceux qui l’ont découvert ? Je comprends Caton l’ancien proscrivant les philosophes. À l’âge des vertus rudes, des croyances fermes et grossières, on peut assez sensément se passer de doctes études. La charrue triomphale du vieux Romain suffisait à son activité et à son orgueil. Mais quand on a des millions de sesterces, on ne peut mieux faire que d’écouter les philosophes. Aux mœurs faibles, aux caractères amollis, il faut au moins l’élévation de la pensée, et dans l’âge des Pétrones, c’est la philosophie seule qui fait la piété des Antonins.


Charles de Rémusat.
  1. Petron., 71. — N’est-ce pas le même Staberius dont Horace dit que tant qu’il vécut, il regarda la pauvreté comme un grand vice ?

    …… Quoad vixit, credidit ingens
    Pauperiem vitium
    ……

    (II, Sat.III, v. 91.)