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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

que faire. Reste la police, à laquelle on s’en remet provisoirement du repos du monde.

Que devient alors l’élite de la société, cette aristocratie inévitable que la fortune et l’éducation superposent partout à la multitude ? Elle est intelligente apparemment, elle est éclairée ; elle entend bien son intérêt, et connaît l’utilité des habitudes régulières et de la bonne conduite. Ne doutez pas qu’elle ne soit bien sage, qu’elle ne porte en tout une parfaite modération. Elle se préservera également des croyances fortes et des passions vives, des austérités et des imprudences ; ne craignez pas qu’elle tombe dans le fanatisme, qu’elle s’exalte jusqu’au désordre et s’emporte jusqu’au dévouement. Toutes ses habitudes seront douces, ses sentimens modérés, ses mœurs rangées plutôt que pures ; elle ne croira rien de crainte de s’égarer, pensera peu de crainte de se fatiguer en pure perte, dira que les idées sont des systèmes, les croyances des fanatismes, appellera folie tout ce qui l’inquiète, crime tout ce qui la menace, blâmera même tout ce qui l’amuse, s’ennuiera de tout ce qu’elle approuve, et enseignera au peuple la tiédeur en guise de sagesse. Elle ne se montrera ni insolente, ni généreuse, ni oppressive, ni réformatrice ; laborieuse quelquefois, entreprenante jamais. Bien de trop sera sa devise, et ce qui lui donnera quelque souci sera toujours de trop. Que désire-t-elle au fond ? être heureuse ; et son bonheur est le repos. À cette condition seule, elle reconnaît la société et le règne de la morale publique. Un égoïsme prudent, tel est son caractère ; c’est la traduction pratique de l’intérêt bien entendu des philosophes.

Et cependant, comme la nature humaine demeure tout entière au sein d’une société d’hommes, comme il y a toujours telle chose que l’imagination, telle chose que les passions, comme il n’est pas donné à la religion de l’utilité de subjuguer ce cœur humain que n’a maîtrisé même aucune religion, pensez-vous que ce calme apparent ne coure aucun risque de trouble, que cet ordre admirable soit respecté comme celui d’un couvent ? Sachez qu’il y a des esprits que tout cela ennuie. Vous ne leur avez laissé rien à croire, rien à adorer ; pour eux, ni traditions, ni principes. Si par malheur l’intérêt, le vôtre du moins, ne leur impose pas, si même il les dégoûte, si même au repos ils préfèrent l’émotion, si leur imagination les tourmente, où s’arrêteront-ils ? quelle barrière s’élèvera devant eux ? Les idées bizarres, les sentimens forcés, les affections et les émotions excentriques, tous les monstres que l’imagination enfante quand elle n’est gênée ni par la morale qui est au-dessus d’elle, ni par le calcul qui