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rale. L’intérêt y prévaut publiquement, et l’intérêt, quelque parfaitement qu’on l’entende, donne à toutes les vertus l’air de la prudence, qui en est une aussi, mais qui n’est ni la première ni la mère de toutes. Dieu seul est juge des intentions, et nul n’oserait prétendre qu’il n’y en ait pas beaucoup de désintéressées, que la source vive des sentimens élevés et des passions pures ait cessé de jaillir. Mais enfin, la première place dans l’estime d’un certain monde semble aujourd’hui réservée à la sagesse utile. Le caractère général des actions et des affections est une certaine mesure qui interdit à la fois l’excès du bien et celui du mal, l’abus et le sacrifice. Lors même, et les exemples n’en sont pas trop rares, que le dévouement se montre, il se couvre, autant qu’il le peut, des apparences du calcul ; il a soin d’établir qu’il a bien placé sa peine, et que la prévoyance ne lui a pas manqué. En général, l’opinion, le pouvoir, les fondateurs d’institutions et les faiseurs de livres ne se sont occupés que des moyens de rendre le devoir profitable et d’intéresser la vertu. Si ce but est atteint, la société sans doute y gagnera ; qui sait même si la masse des bonnes actions ne s’en accroîtra pas ? Mais qui peut douter aussi que les affections n’en deviennent moins profondes, les cœurs plus arides, les ames moins grandes ?

Se faire une position, améliorer celle qu’on s’est faite, voilà aujourd’hui le but et la règle. Et comme les bons moyens sont en général les plus sûrs, la vertu est, ou peu s’en faut, considérée comme un capital reproductif, et la morale déchoit à n’être qu’une partie de l’économie politique. Des philosophes sincères en sont à peu près convenus. Qu’arrive-t-il alors ? que cette opinion-là passe des esprits dans les consciences. La masse sociale, contenue par les lois et dirigée par l’intérêt, semble en péril au premier vent qui dérange cette belle ordonnance, plus digne d’une machine que d’une société. Dénuée de principes, sa conduite est à la merci d’un faux calcul. La moindre erreur, la moindre variation dans son intérêt, peut la bouleverser en un jour ; au milieu du calme, la sécurité n’existe jamais. On sent que, si les bras sont occupés, les esprits ne sont pas fixés, et que rien d’immuable ne garantit la durée. On ne sait ce que le peuple croit, car soi-même on ne sait que croire ; les intérêts à leur tour s’alarment de n’avoir d’autre sauvegarde que l’intérêt. Et cependant où trouver mieux ? Quel dieu invoquer ? La tradition ? elle n’existe plus ; tout est nouveau. La religion ? on la veut en gros comme moyen d’ordre, mais en détail, dogmes et pratiques, on en sourit. La philosophie, c’est de la métaphysique, et les arts et métiers n’en ont