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dévotion, les uns faisant leurs ablutions à la fontaine, les autres se prosternant en récitant leurs prières, d’autres lisant le Coran dans les manuscrits déposés à l’usage du public des deux côtés de la Kibla, ou sanctuaire tourné vers la Mecque. J’ai éprouvé là quelque chose du sentiment que tu me dépeignais à propos de Saint-Pierre de Rome (soit dit sauf respect) ; j’ai goûté ce bien-être qu’on ressent dans un beau climat, en présence des chefs-d’œuvre de l’art et sous l’impression des idées religieuses.

Nicée.

Notre première couchée après avoir quitté Brousse fut Tchakardleu, à une lieue en avant de la ville de Jeni-Cheher, dans une grande ferme appartenant à un ancien capitan-pacha, au milieu d’une riche plaine. Notre route n’avait offert de remarquable que la rencontre de grands troupeaux de moutons conduits par des bergers bulgares au costume slave. Quel mélange de peuples dans cette Turquie : chacun conserve son costume, son langage, sa religion à part.

Jeni-Cheher n’avait rien qui pût nous attirer ; nous l’avons laissé de côté, en nous dirigeant par un chemin raccourci vers les montagnes qui séparent cette plaine du lac de Nicée ; elles forment une chaîne assez élevée, dont le mont Arganthonius des anciens est l’extrémité. Il s’élève au sud-ouest du lac, au-dessus de Kemlik ou Ghio, port de la marine militaire turque, vers lequel se dirigent les bois de construction de l’Olympe. Les chemins sont couverts, dans les diverses directions, de mauvais chars mal attelés, à essieux en bois non graissés, qui crient sur tous les tons ; c’est la seule musique de la contrée. Un peu au-dessous du col qui conduit à Nicée, au café de Derbent (ou du défilé), nous avons fait kief. On y jouit d’une belle vue du lac, qui a environ huit lieues de long sur deux de large. L’antique ville de Nicée, aujourd’hui Isnik, est située à l’extrémité orientale. Ses murailles, restaurées à diverses reprises par les empereurs byzantins sont conservées dans toute leur étendue avec leurs tours ; un des côtés de l’enceinte est baigné par l’eau du lac. Il y avait du temps de Strabon quatre portes, dont trois subsistent encore ; chacune de ces portes avait été ornée, postérieurement à Strabon, sous le règne de Trajan, d’arcs de triomphe d’un bon style, et encore presque intacts, grace au mauvais goût des Byzantins, qui ont fait entrer ces monumens dans le système de défense de la ville. Mais combien d’autres monumens précieux ont disparu dans ces temps malheureux ! À chaque pas, on retrouve des débris de l’art enchâssés dans les murailles :