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l’ouvrier dans la boutique, le passant sur le grand chemin ? Tous chantent dans leur langue natale, et ces chants, qui ont bercé leurs pères, berceront encore leurs enfans.

Qué boulès ? semblo qu’en cantan
Lou fel des pessomens n’amarejo pas tan
.

Que voulez-vous ? il semble qu’en chantant
Le fiel de nos chagrins ne s’amère pas tant.

Amareja, devenir plus amer, comme passeja, faire beaucoup de pas, se promener ; poutouneja, couvrir de baisers ; taouleja, rester à table ; castelleja, aller de château en château, etc. ; ces verbes en eja, qui expriment une habitude, une répétition, une augmentation, ont un charme qu’il est impossible de rendre, et qui n’a d’analogues que dans les formes augmentatives et répétitives de certains verbes latins, italiens ou espagnols.

Je ne finirais pas si je voulais analyser toutes les finesses de cette poésie qui prouve si bien ce qu’elle veut prouver, savoir que le patois vit encore. Mais vivra-t-il long-temps ? C’est ce que ne croit pas M. Dumon, et j’avoue que je suis de son avis, quel que soit mon amour pour le génie de Jasmin. Tout passe sur la terre. Ce qui reste de la langue des troubadours doit passer aussi. D’ailleurs, comme M. Dumon le laisse entrevoir et comme il faut bien que j’en convienne à mon tour, le patois de Jasmin est si travaillé, qu’il cesse presque d’être un patois. L’inévitable fatalité de la décadence s’accroît même des efforts que fait Jasmin pour l’arrêter. Quelque peine qu’il se donne pour n’être que Gascon, il est Français par le goût, par l’atticisme. Même dans cette pièce où il recherche avec tant de soin la pureté patoise, il est curieux et affligeant de voir l’esprit français se glisser sous les mots les plus imprégnés de couleur locale, et se rire à son tour des airs de victoire de son rival. Éternelle inconséquence des choses humaines ! contradiction inévitable ! Tout effort suscite un effort opposé ; tout succès est près d’une chute ; ce qui rallume pour un moment un feu prêt à s’éteindre, achève de l’étouffer.

Mais écartons ces idées tristes, et soyons tout entiers à notre poète. Aussi bien le voici avec son Voyage à Marmande, qui est parfaitement gai d’un bout à l’autre. Un jour Jasmin était invité à dîner près de Fougaroles, sur la route d’Agen à Marmande ; il part dans la diligence au commencement de la nuit. Personne ne le connaît dans la voiture ; la conversation s’engage sur lui et ses poésies. Un voya-