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troubadours qui les avaient eux-mêmes empruntées aux Arabes ; délicatesses savantes qui n’ont de rivales en français que les coupes capricieuses de strophe inventées par les poètes du XVIe siècle, et reproduites de notre temps par Victor Hugo. Qui ne sait maintenant par cœur dans tout le midi la plus grande partie de ce drame lyrique, et surtout ce refrain si fortement empreint de la saveur natale ?

Las carreros diouyon flouri,
Tan belo nobio bay sourti,
Diouyon flouri, diouyou grana,
Tan belo nobio bay passa.


Les chemins devraient fleurir,
Si belle fiancée va sortir ;
Devraient fleurir, devraient grainer,
Si belle fiancée va passer.

Je demande pardon de citer ainsi des vers écrits dans une langue que personne ne comprend en-deçà de la Loire, mais il est impossible de faire connaître les poètes autrement qu’en les citant. Je citerai beaucoup dans le cours de cet article, j’en préviens d’avance le lecteur. C’est à lui de voir s’il a le courage de s’aventurer dans ce voyage au milieu d’un monde nouveau, qui lui présentera à tout moment des énigmes à deviner, le tout pour connaître quoi ? les vers d’un coiffeur qui vit à deux cents lieues de Paris, et qui rime en patois gascon. Encore dois-je l’avertir, pour achever d’être franc, qu’il ne connaîtra ces vers eux-mêmes que très imparfaitement, attendu que leur plus grande grace est dans une mélodie qui tient tout entière à la prononciation, et dont le langage écrit ne peut donner absolument aucune idée.

Maintenant, s’il y a un curieux qui ait osé passer outre, malgré cette formidable annonce, j’aurai moins d’embarras avec lui. Celui-là se sera souvenu que le pauvre patois gascon, aujourd’hui si méprisé, n’est autre chose que cette antique langue romane ou provençale, la première langue cultivée de l’Europe moderne, bien défigurée sans doute, bien abâtardie par sa longue décadence, mais charmante toujours dans son abaissement ; celui-là sait que, lorsque le reste de l’Europe était encore silencieux et barbare, notre langue avait déjà des poètes comme Bertrand de Born, Arnaud de Marveil, et tant d’autres, et que, même après le naufrage de la nationalité provençale, elle inspira les premiers essais de ses deux filles plus heureuses, les