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SAINT-ÉVREMOND.

Romains, on a plus donné à la vanité des noms qu’à la vérité des choses ; et sans considérer la différence des temps et des personnes, on a voulu que ce fussent de mêmes armées sous Camille, sous Manlius, sous Cincinnatus, sous Papyrius Cursor, sous Curius Dentatus, que sous Scipion, sous Marius, sous Sylla, sous Pompée et sous César… Les plus honnêtes gens n’ont pas manqué de discernement, et, sachant que tous les siècles ont leurs défauts et leurs avantages, ils jugeoient sainement en leur ame du temps de leur père et du leur propre ; mais ils étoient obligés d’admirer avec le peuple, et de crier quelquefois à propos, quelquefois sans raison : Majores nostri ! majores nostri ! comme ils entendoient crier aux autres. »

Malheureusement l’ordre et la suite manquent à cette série de chapitres aussi sensés que spirituels, et çà et là de graves lacunes s’y font sentir. Saint-Évremond était l’homme du monde qui attachait le moins d’importance à tout ce qui était sorti une fois de sa plume. Jamais il n’avait voulu descendre jusqu’aux libraires, qui s’en sont bien vengés depuis, et ses écrits continuaient à être colportés de la main à la main, en copies manuscrites. Quand plus tard on voulut rassembler en un faisceau ses œuvres éparses, on ne retrouva plus que la moitié des Réflexions. L’auteur insouciant refusa quelques heures de travail à son enfant mutilé, et ne pensa plus à un ouvrage qui, à lui seul, soutenu auprès du public par un homme tel que La Harpe et Marmontel, eût pu suffire à une honnête réputation d’historien et de philosophe.

Les Réflexions ne furent pas le seul fruit du premier séjour de Saint-Évremond en Angleterre. Il y écrivit aussi le Jugement sur César et sur Alexandre, puis le Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, fantaisies littéraires assez à la mode parmi les beaux esprits du temps, qui les préféraient aux œuvres de longue haleine, et que l’on pourrait comparer à nos feuilletons, dont elles ont à peu près l’importance. Il faut en excepter ce qui regarde Pétrone. Pétrone était l’auteur favori de Saint-Évremond. De tous les anciens, c’était celui qu’il trouvait le plus honnête homme. Il en parle avec cette bienveillance chaleureuse que chacun se sent malgré soi, quand il se juge lui-même en autrui. Et de fait rien ne ressemble au côteau Saint-Évremond, comme Pétrone, cet homme erudito luxu, cet arbiter elegantiarum que nous a dépeint Tacite. C’est la même physionomie, le même style, le même esprit, la même manière d’entendre la vie et la mort. Non content de l’avoir mis en honneur auprès du vainqueur de Rocroy, Saint-Évremond se fit son prôneur officieux, et lui