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quelle folie de croire que nous nous haïssions pour ne pas penser la même chose sur la grace ! Ce n’est ni la grace, ni les cinq propositions qui nous ont mis mal ensemble : la jalousie de gouverner les consciences a tout fait. »

Cette indépendance tranquille, ces libres allures d’un esprit moqueur et bien portant, sans préjugés, mais sans fièvre, font de Saint-Évremond une espèce de philosophe à part, en avance réellement, non pas d’un, mais de deux siècles, et qui trouverait plutôt sa place, s’il fallait le classer par ordre d’analogie, dans les rangs de l’école critique de ce temps que dans ceux de la phalange belliqueuse des encyclopédistes : du reste, philosophe d’instinct et à ses heures, comme il était écrivain, prenant avant tout le temps de vivre, et, pour le dire en passant, viveur des plus délicats et des plus raffinés. On connaît ce fameux ordre des Côteaux dont parle Boileau dans son repas ridicule, et sur lequel Bois-Robert fit la satire intitulée Les Côteaux. Or, les côteaux, ou mieux les trois côteaux, n’étaient autres que Bois-Dauphin, d’Olonne et, n’en déplaise aux convenances littéraires, Saint-Évremond en personne. Ils formaient à cette époque, avec le commandeur de Souvré, une bande privilégiée qui tenait le haut bout de la table, et dictait les lois de la bonne chère. L’évêque du Mans, M. de Lavardin, qui s’était mis aussi sur les rangs, avec autant de bonne volonté peut-être, mais moins de talent et de succès, se laissa aller un jour, au beau milieu d’un dîner, à une critique jalouse de ses heureux rivaux. « Ces messieurs, s’écria-t-il avec dépit, outrent tout à force de vouloir raffiner sur tout ; ils ne sauraient manger que du veau de rivière ; il faut que leurs perdrix viennent d’Auvergne, que leurs lapins soient de La Roche-Guyon ou de Versine. Ils ne sont pas moins difficiles sur le fruit ; et, pour le vin, ils n’en sauraient boire que des trois côteaux d’Ay, d’Haut-Villiers et d’Avenay. » Les trois amis relevèrent le mot et plaisantèrent si long-temps sur les côteaux de monsieur du Mans, que le nom leur en resta.

Les préoccupations culinaires n’absorbaient pas cependant Saint-Évremond au point de faire tache dans sa vie. Son vrai métier était toujours la guerre ; il assista à toutes les campagnes de Flandre jusqu’à la suspension d’armes de 1659. Toute cette période qui s’écoula entre la fronde et le traité des Pyrénées fut l’époque la plus heureuse de sa longue carrière. Recherché par tout ce que la cour avait de plus distingué, entouré d’amis dévoués et puissans, et donnant le ton par l’éclat et les séductions irrésistibles de son esprit, il n’était bruit que