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SAINT-ÉVREMOND.

bon sens ; jamais tant de desseins sans actions, tant d’entreprises sans effets ; toutes imaginations, toutes chimères ; rien de véritable, rien d’essentiel que la nécessité et la misère. » Croyez-vous bien que ceci ne soit pas de la philosophie à l’usage de notre temps ? Et que dites-vous de cet homme de fort bonne compagnie, qui trouve au bout de sa plume un pareil enseignement et dans une langue comme celle-là ?

La première fronde apaisée, les hauteurs de Condé en suscitèrent bientôt une seconde, et Saint-Évremond, cette fois, ne se déclara pas seulement le champion littéraire de la cour. Pendant que son ami Miossens le vengeait à Vincennes d’une plaisanterie mal prise, il marchait avec l’armée royale en Normandie, contre ces mêmes gentilshommes qu’il avait mis si plaisamment en scène. Au mois de septembre 1652, il reçut, en récompense de son zèle, un brevet de maréchal-de-camp, suivi le lendemain d’une pension de 3,000 livres. Il servit ensuite avec son ami M. de Candale, le fils du duc d’Épernon, puis en Flandre, sous les ordres du maréchal d’Hocquincourt, et, chemin faisant, il exerçait sa verve de droite et de gauche, en honnête homme qui prenait ses ébattemens, jetant son rire de tous les jours sur le papier, sans autre but que d’en faire part à ses amis. Ce fut ainsi qu’il fit la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec la père Canaye, écrite au sortir d’un dîner chez le maréchal.

Déjà avait commencé la grande querelle des jésuites et des jansénistes, et, bien loin derrière ceux-ci, pointait la secte anathématisée des esprits-forts ; entre les trois, le gros des gens de qualité manœuvrait au hasard, promenant une foi cavalière, peu d’accord, la plupart du temps, avec les idées qu’on se forme volontiers du grand siècle. Nul ne l’a mieux vu, ni surtout mieux rendu que Saint-Évremond, et cette bluette de gentilhomme bel-esprit est, à coup sûr, une des pages les plus instructives de notre histoire religieuse. « À qui parlez-vous des esprits-forts, dit le maréchal, et qui les a connus mieux que moi ? Bardouville et Saint-Ibal ont été les meilleurs de mes amis. Ce furent eux qui m’engagèrent dans le parti de monsieur le comte, contre le cardinal de Richelieu. Si j’ai connu les esprits-forts ! Je ferois un livre de tout ce qu’ils ont dit. Bardouville mort, et Saint-Ibal retiré en Hollande, je fis amitié avec La Frette et Sauvebœuf. Ce n’étoient pas des esprits ; mais de braves gens. La Frette étoit un brave homme et fort mon ami. Je pense avoir assez témoigné que j’étois le sien dans la maladie dont il mourut. Je le voyois mourir d’une petite fièvre, comme auroit pu faire une femme, et j’enrageois de voir La Frette, ce La Frette qui s’étoit battu contre Bouteville,