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un tiers de la population européenne. Pour ceux qui restent et se sentent vivans, « c’est une joie sauvage de vivre, une orgie d’héritiers. » En gaspillant ainsi la dépouille des morts, on a contracté le goût du luxe et de la jouissance effrénée. Il faut de l’or et de la puissance pour ne pas déchoir ; on se donne au diable pour en obtenir : époque de l’alchimie, de la sorcellerie, des crimes bizarres et incroyables. C’est ainsi qu’à chaque siècle un nouvel aspect de la société morale change la décoration de la scène politique.

Si, dans cette peinture du moyen-âge, le fond est ordinairement sombre, c’est la faute de l’histoire, et non de l’historien. Qu’un rayon de soleil vienne à luire, et il s’en empare aussitôt pour adoucir sa perspective. Il laissera volontiers aux prises les Armagnacs et les Bourguignons pour passer en Angleterre, et écouter, au pied d’une tour, comme Blondel, les douces chansons que soupire un gracieux poète, le prince Charles d’Orléans, prisonnier des Anglais. Dans la foule sans nom où il aime à se glisser, M. Michelet découvre parfois des héros pour lesquels il se passionne. Qu’on se figure, au XVe siècle, la féodalité frappée au cœur, mais faisant encore bonne contenance. Le plus puissant prince du temps, ce duc de Bourgogne, « qui semble moins duc qu’empereur, » tient le banquet solennel de l’ordre de la Toison-d’Or, assis à une table de velours étincelante de pierreries, entouré des plus grands seigneurs, qui le servent humblement. Tout à coup « un petit homme en noir jupon, qui se trouve là, on ne sait comment, présente au prince… une supplique ? non, un exploit en forme du parlement de Paris, un ajournement en personne pour lui et toute la haute baronie qui se trouve là ! » N’admirez-vous pas le ver de terre qui se glisse ainsi sous le talon du géant, au risque d’être broyé ? Tel était l’huissier du XVe siècle, qui devait signifier au seigneur arrogant et brutal le mandat qui l’appelait devant des juges roturiers, l’arrêt en vertu duquel son donjon allait être démoli. Pour remettre l’exploit en personne, l’huissier devait s’introduire furtivement, ordinairement déguisé en marchand ou en valet. « Il fallait que sa figure ne le fît pas deviner, qu’il eût mine plate et bonasse, dos de fer et cœur de lion. » D’où venait à ces gens-là tant d’audace ? C’est qu’ils se sentaient les champions du droit contre la force brutale ; c’est qu’ils étaient fiers de représenter la loi, dont le règne commençait. Les petits hommes au noir jupon n’ont-ils pas joué un grand rôle dans l’histoire de la civilisation, et n’était-ce pas justice que d’écrire « l’histoire héroïque des huissiers ? »

Le mouvement et la variété, tels sont en résumé les plus séduisans