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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

sent un pays ne sont plus que des œuvres anonymes produites par la collaboration d’un peuple entier. En conséquence, les grands hommes étant inutiles, on les supprime. Quand leur figure se dessine vaguement dans les lointains obscurs, on en fait des mythes, des êtres symboliques qui résument une époque : l’existence de ces grands hommes est-elle avérée, on les rapetisse à dessein, en les présentant moins comme les auteurs que comme les produits de la civilisation. M. Michelet, dans la première ferveur du prosélytisme, a formulé naïvement ces principes en vantant leur fécondité. « Le mot de la Science nouvelle, a-t-il dit, est celui-ci : L’humanité est son œuvre à elle-même. L’humanité est divine ; mais il n’y a pas d’hommes divins. Ces héros mythiques, ces Hercule, ces Lycurgue, ces Romulus, sont les créations de la pensée des peuples, etc… Les peuples restaient prosternés devant ces gigantesques ombres ; le philosophe les relève et leur dit : Ce que vous adorez, c’est vous-mêmes ; ce sont vos propres conceptions. » M. Michelet écrivait ces lignes à un âge où on ne sait pas encore s’arrêter sur la pente d’une idée, et il ajoutait que l’humanité avait eu tort jusque-là d’attribuer ses progrès aux hasards du génie individuel ; qu’en rapportant les révolutions de la politique, de la religion, de l’art, à l’inexplicable supériorité de quelques hommes, on faisait de l’histoire un spectacle infécond, une fantasmagorie incompréhensible.

N’est-ce pas un principe bien faux et bien malencontreux pour un historien que cette négation du génie individuel ? Les révolutions conduites par des mains puissantes, les œuvres d’art qui font époque, correspondent sans doute aux vagues besoins sentis par la foule ; c’est précisément parce que certains hommes comprennent et résument leur siècle, c’est parce qu’ils débrouillent le chaos des sentimens et des idées, qu’ils sont de grands hommes : ils ne font pas tout à eux seuls ; sans eux, rien ne se ferait. Dans l’idée que nous avons aujourd’hui de Napoléon, dans l’œuvre gigantesque que lui attribue la reconnaissance nationale, tout ne lui appartient pas littéralement. Autour de l’empereur, il y avait l’escorte des Lannes et des Murat, des Gaudin et des Daru, vaillans champions, zélés bureaucrates, qui ont figuré dignement dans le grand ensemble ; une foule d’hommes tirés du néant et bien employés ont acquis une valeur personnelle qu’il serait injuste et ridicule de contester. Pourtant, supprimez le jeune Corse, et vous verrez, à cinq ou six exceptions près, vous verrez le cortége bariolé des sénateurs, des généraux, des préfets et des diplomates, disparaître comme par magie, et se perdre dans les rangs obscurs des