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posé et insouciant d’un jeune homme de bonne maison de Paris. Jamais sa voix ne s’élevait d’un quart de ton au-dessus du diapason ordinaire ; jamais il ne montrait ni humeur ni turbulence. Un jour, son cheval s’abat sous lui ; Ahmet ne s’emporte point, il se dégage doucement, relève sa monture, lui lance de vigoureux coups de corde, sans sortir de son calme, et se contente de lui adresser du bout des lèvres et en grasseyant l’injure grecque qui a passé dans la langue turque : Kerata !

Après avoir vigoureusement trotté pendant six heures, nous nous arrêtâmes auprès d’une source pour boire une tasse de café et fumer un narguilé. En remontant à cheval, je découvris tout à coup les minarets d’une ville. C’était Tireh. La Fontaine, après avoir lu Baruch, disait à tout le monde « Avez-vous lu Baruch ? » Et moi, je suis tenté de dire à tous ceux qui sont venus dans cette partie de l’Orient : Avez-vous vu Tireh ? Peu de personnes ont eu cet avantage, parce que Tireh est en dehors de la route qu’on suit ordinairement. Mais, dans les voyages comme dans les arts, il y a presque toujours profit à s’écarter du chemin battu. Pour avoir opiniâtrement persisté à nous rendre en droite ligne d’Ephèse à Sardes, nous avons eu le spectacle d’une ville purement turque, spectacle que ni Smyrne, ni surtout Constantinople, ne nous ont donné. De plus, cette ville est dans une situation admirable ; bâtie en amphithéâtre sur la pente d’une montagne, comme le furent dans leur temps Éphèse et Magnésie, ayant à ses pieds une plaine parfaitement cultivée, et en face la magnifique chaîne du Tmolus, derrière lequel se trouvent Sardes et la Lydie ; le Tmolus, rempart de la Lydie, comme dit Eschyle avec une justesse qui ne nous semblait que trop grande, car cette chaîne, si majestueuse à contempler, nous semblait un véritable mur, et nous nous demandions avec un peu d’inquiétude par où il serait possible de la franchir.

Tireh compte environ trente mille habitans ; les deux tiers d’entre eux sont Turcs, le reste est composé d’Arméniens, de Juifs, et surtout de Grecs. La ville et les environs ont un air d’aisance et de prospérité qui nous surprit. Si toutes les provinces de l’empire turc étaient dans un état aussi florissant, ses ressources seraient plus considérables, et l’avenir de ses finances moins menaçant ; mais, d’après tout ce qu’on nous a dit et ce que nous avons pu voir depuis, il est clair que notre bonne étoile nous a conduits dans une des parties les plus riches comme les plus belles de l’Asie-Mineure. Une des principales sources de l’opulence de Tireh est le commerce des