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REVUE. — CHRONIQUE.

Le génie d’un jeune compositeur, M. Émeric d’Albret, s’est fait jour au théâtre grace à la protection aristocratique d’une jolie femme. On devine ce qui s’en est suivi. Cette chaîne, dont le premier anneau a été rivé par la reconnaissance, commence à peser bien fort à Émeric. Il aime toujours, mais non plus sa protectrice ; l’objet de cette nouvelle passion est Mlle Aline Clairambault, la cousine d’Émeric, arrivée de Bordeaux avec son père, et non moins éprise du jeune homme que celui-ci ne l’est de sa cousine. Le père d’Aline, il est vrai, désapprouve formellement le choix de sa fille. Il est millionnaire, Émeric est un pauvre artiste ; c’en est assez pour qu’il s’oppose au mariage d’Aline et de M. d’Albret, Mais, M. de Saint-Géran vient au secours des amoureux. M. de Saint-Géran est le type de l’honnête homme et de l’homme du monde, il est de plus le bienfaiteur de la famille Clérambault, le parrain d’Aline et le Mécène d’Émeric. Personne, on le voit, n’est mieux placé que lui pour déterminer le mariage d’Aline et d’Émeric. Aussi fait-il, et dès la quatrième scène ce mariage est arrêté, sauf pourtant une petite difficulté : Clérambault est de très bonne composition sur les amours faciles, que le même mois, la même quinzaine souvent, voient naître et finir ; mais il redoute une liaison sérieuse, un attachement profond, qui compromettraient le repos et tout l’avenir de sa fille. — Jurez-moi que vous n’avez aucun engagement de ce genre, et ma fille est à vous, dit-il au jeune artiste. — Je le jure, répond Émeric. Ce serment, dans sa pensée, n’est pas un mensonge, ce n’est qu’une vérité un peu anticipée. Il s’agit de la réaliser, car, pour rien au monde, Émeric ne voudrait tromper le père d’Aline. Il avoue le cas à son protecteur, à son ami : « Mais je romprai aujourd’hui même ; rien n’est si facile. — Pas tant ! » dit Saint-Géran, qui paraît avoir de ces liaisons une expérience remarquable. Il n’a que trop raison, et la difficulté de cette rupture forme le nœud de la pièce. Une femme emportée, passionnée comme Phèdre, qui prend le change, et traduit par un accès de jalousie la froideur de son amant, qui, lorsqu’elle apprend la vérité sur le mariage prochain d’Émeric, incapable de rien ménager, accourt chez sa rivale, et là, presque sous les yeux de la famille Clérambault, réclame impérieusement son bien : tel est le personnage sur lequel repose l’intérêt de la comédie de M. Scribe. Émeric, tour à tour attéré et révolté, rebelle, soumis, menaçant, épouvanté, ballotté entre sa cousine et sa maîtresse, interdit devant son beau-père, Émeric se tuerait pour en finir, s’il ne lui restait son ami Saint-Géran, qui l’encourage, le console et le conseille. Mais qui donc est-elle, cette femme, cette terrible Louise, cause de tant de trouble et de chagrin ? Celui qui se ferait cette question ne connaîtrait guère M. Scribe. Louise est Mme de Saint-Géran ; Mme de Saint-Géran un moment négligée par son mari, et qui a pris un amant ; quoi de plus juste et de plus naturel ? Toutes les femmes seront de l’avis de la belle Louise. Vous entrevoyez d’ici les complications qui résultent de cet arrangement : la position étrange d’Émeric entre son ami, sa maîtresse et sa fiancée, forcé de les tromper tous plus ou moins ; le terrible marin instruit de la moitié du secret et près à chaque minute d’en découvrir le reste. D’autres obstacles, formés par des incidens extérieurs, accroissent l’embarras. L’auteur a pris plaisir à serrer le nœud gordien, à rendre une catastrophe inévitable, et puis, d’un mouvement du petit doigt, il délie le nœud, il remet tout en ordre. Mme de Saint-Géran finit par prendre son parti : elle