Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/149

Cette page a été validée par deux contributeurs.
145
REVUE MUSICALE.

dite. S’il en était ainsi, les buccins de M. Halévy auraient une fois du moins bien mérité de l’art, et surtout de l’Académie royale de Musique. Quant à la dernière scène de cet acte, qu’on se figure un branle-bas épouvantable, une mêlée sans nom, un tapage à faire crouler toutes les murailles de Jéricho. Tout ce bruit vous enivre, vous éblouit et vous confond ; vous en devenez en même temps aveugle et sourd, et c’est à peine, au milieu de cette fumée tumultueuse que vomit à l’envi l’artillerie de l’orchestre et de la scène, si vous distinguez encore l’armure d’or et le manteau d’hermine de Lusignan, conduisant à l’autel sa fiancée couverte des insignes souverains. Puisque nous en sommes sur le chapitre des costumes, pourquoi Mme Stoltz, à qui on ne les a point épargnés, Dieu merci ! n’est-elle pas vêtue une seule fois dans la pièce à la manière du célèbre portrait du Titien ? Le modèle convenait cependant, et vaut bien la peine qu’on s’en inspire.

Au cinquième acte, le roi, qui s’éteint lentement, consumé par le poison de Venise, repose sur son lit de douleurs ; Catarina veille auprès de son époux. C’est là que reparaît délicieusement ramenée la phrase du duo, qui s’évanouit aussitôt et ne fait qu’effleurer les lèvres de Lusignan, qui rêve, et par momens appelle Gérard. À ce nom, Catarina soupire, et ses larmes se répandent en un cantabile monotone, écrit tout exprès pour être chanté dans l’alcôve d’un malade, psalmodie assez médiocre à laquelle succède (éternelle reproduction de la même forme) une romance élégiaque et langoureuse, admirablement récitée par Barroilhet. Puis, après un duo dramatique entre Gérard sous la robe des chevaliers de Rhodes, et Catarina Cornaro, devenue reine de Chypre, arrive le quatuor final ; car nous ne pensons pas que M. Halévy lui-même ait pris au sérieux l’espèce de bataille à grand orchestre qu’il donne pour conclusion à son œuvre. Vers les dernières mesures du duo entre Gérard et Catarina, Mocenigo survient : l’impitoyable membre du conseil des dix touche au but de ses intrigues ; Lusignan mort, la république hérite du royaume de Chypre. Mocenigo triomphe, et, dans l’enivrement de son succès, se met à dévoiler la politique de Venise avec plus d’effusion et de laisser-aller que n’en suppose le caractère d’un diplomate chargé d’une négociation pareille. N’importe, n’appuyons pas trop sur ce que cette scène a d’invraisemblable, puisqu’elle en amène une des plus belles et des plus dramatiques qu’il y ait au théâtre de l’Opéra, lorsque ce roi défait et moribond soulève la portière de sa chambre, et vient, comme un spectre échappé du tombeau, protester publiquement en faveur de l’innocence de Gérard et de Catarina. Là seulement commence le quatuor, qui n’est, à vrai dire, qu’un assez large unisson grandissant toujours et se terminant par une de ces résolutions lumineuses du mode mineur dans le mode majeur, procédé grandiose et puissant, mais dont on a tant abusé depuis le magnifique trio de Robert-le-Diable, qu’on ne peut plus guère compter sur son effet.

Le poème de la Reine de Chypre a de l’intérêt, les situations musicales abondent, et bien plus, ce ton chevaleresque, qui règne d’un bout à l’autre de l’ouvrage, ne nuit pas, quoi qu’on en puisse dire. Par momens aussi l’in-