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pas avant que ces palais se dressent, que ces navires de carton quittent le chantier pour naviguer sur leur océan de toile peinte, que le manteau d’hermine, l’armure damasquinée, le casque d’or, sortent du magasin, avant que l’artiste ait blasonné ces enseignes flottantes, l’ouvrier fabriqué la croix et l’ostensoir, et surtout que le malheureux comparse ait appris à marcher en mesure sous sa toge pontificale ! Si vous cherchez un musicien pour le genre dont nous parlons, vous trouvez tout d’abord M. Halévy. Nul mieux que l’auteur de la Juive ne sait accompagner une procession qui défile, un cortége qui passe ; il groupe les fanfares, assemble les carillons, donne au tambour qui bat aux champs une importance musicale, et note les coups de canon. Le mérite de M. Halévy, toute son originalité, c’est de s’être livré corps et ame à la mise en scène, à la magnificence dramatique, à la pompe, qu’il comprend, disons-le, mieux que personne au monde. Son grand art consiste à savoir pousser jusqu’à ses dernières conséquences le genre introduit à l’Académie royale de musique par Robert-le-Diable. Venu entre Meyerbeer et Auber, entre le génie de l’instrumentation et la fantaisie mélodieuse, il s’est allé réfugier dans l’appareil du bruit, dans une sorte de musique splendide dont les yeux s’accommodent au moins autant que les oreilles. Aussi, toutes les fois qu’il s’agit de mettre en musique une décoration, un triomphe, un couronnement d’empereur, le théâtre s’adresse à lui ; le public lui-même connaît si bien la chose, qu’il ne veut d’autre garant que le nom de M. Halévy pour s’attendre à des merveilles de la part du machiniste, et ne voit guère dans ses opéras que des processions en cinq actes, d’où se détachent çà et là quelques duos et cavatines. Dans la Juive, c’est un concile ; dans Guido et Ginevra, on chante la messe ; dans la Reine de Chypre, tout un clergé sort de la cathédrale, et s’en va exorciser la mer à coups d’encensoir et de goupillon. Nous savons qu’il y a dans tout cela aussi la part des précédens qu’on ne doit pas oublier. Que de gens passent leur vie à refaire ce qui leur a réussi une fois, et ruminent éternellement leur première idée, la seule qu’ils aient eue ! Ainsi, du succès de la Juive date la vocation religieuse de M. Halévy ; de là toute cette existence musicale vouée à la pompe du catholicisme, tous ces opéras mitrés, auxquels ni lui ni le public n’échapperont. Et ce musicien, qui dans ses grandes partitions n’hésite pas à donner tant à l’appareil théâtral, au luxe de la mise en scène et du costume, est le même qui s’évertue à se montrer si sobre et si mesuré lorsqu’il écrit pour l’Opéra-Comique, essayant de la réaction après avoir poussé le mouvement au-delà des bornes ; calcul adroit sans doute, mais qui dénote chez un maître plus d’esprit critique et de faculté d’application dans l’emploi des procédés que de valeur innée et de généreuse inspiration.

La partition de la Reine de Chypre se distingue par les qualités ordinaires de M. Halévy, qualités de praticien, mais de praticien si habile, si parfaitement ingénieux dans ses combinaisons, qu’on ne peut s’empêcher de suivre cette musique avec l’intérêt curieux qu’on accorde à certains chefs-d’œuvre de marqueterie. M. Halévy n’invente guère, comme on sait ; il cherche, il cherche toujours, mais avec tant de persévérance, de calcul, de