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REVUE. — CHRONIQUE.

dans les conseils de l’Inde qui voudrait le voir à la place de schah Soudja, et beaucoup pensent encore aujourd’hui que c’est le seul moyen de terminer la guerre. Mais l’Angleterre est condamnée à persévérer dans sa faute. Elle sait que sa force dans l’Asie ne repose que sur la terreur morale qu’elle impose aux peuples. Pour elle, reculer c’est périr. Elle a passé l’Indus ; si elle recule, sa retraite sera considérée comme une fuite. Malgré les solennels avertissemens de ses hommes les plus habiles, elle a jeté son épée hors de la portée de son bras ; il faut qu’elle aille la reprendre si elle ne veut pas se trouver désarmée. Nous devons donc nous attendre à la voir, au printemps prochain, recommencer la campagne du Caboul ; nous la verrons triompher sans doute, mais ses triomphes sont condamnés à la stérilité, et sa domination ne sera que celle de la peur. Les Anglais tireront-ils vengeance du désastre mémorable qu’ils viennent de subir ? Mettront-ils à exécution ce système de pacification qu’un des officiers de leur armée de l’Inde exprimait récemment avec une naïveté cruelle, en disant : « Je crois que la maxime væ victis est de toute nécessité dans l’Inde. Là, nous avons toujours frappé nos voisins beaucoup plus par la peur qu’ils ont de notre colère que par l’étendue de nos forces. La sévérité est non-seulement la politique la plus sage de la part des forts à l’usage des faibles ; c’est aussi la plus miséricordieuse, car, comme toute attaque contre notre pouvoir a toujours invariablement été une cause de meurtre et de vengeance et a toujours échoué, il est beaucoup plus humain de prévenir ce qui doit échouer que de le punir après la tentative. » Mais les Anglais auront beau ravager le Caboul, raser les villes et exterminer les populations, ils ne fonderont pas une domination stable dans le pays sans y tenir une armée d’occupation qui les ruinera. Les Afghans, instruits par l’expérience, n’attendent plus les Anglais en rase campagne. Ils s’enferment dans les montagnes avec leurs troupeaux, et ravagent eux-mêmes le pays pour affamer l’ennemi.

Les Anglais éprouvent aujourd’hui de tardifs et amers regrets de l’œuvre ingrate qu’ils ont commencée : leurs conquêtes au-delà de l’Indus sont un véritable boulet qu’ils traînent au pied ; mais tous les souverains indépendans de l’Inde ont l’œil fixé sur leurs mouvemens, ils les épient comme une proie, et attendent avec anxiété le moment où ils les verront faiblir. L’Inde proprement dite n’est exposée à aucune insurrection ; mais les princes indépendans qui l’enveloppent sur tous les points sont comme autant d’épées de Damoclès suspendues sur la tête de l’Angleterre. Jusqu’à présent, les Sickhs du Punjab, ou royaume de Lahore, n’ont pas remué, quoique l’influence anglaise ait considérablement diminué chez eux depuis la mort de Runjet-Singh. Cet homme extraordinaire, l’hôte et le protecteur du général Court, du général Ventura, et l’allié fidèle de l’Angleterre, est mort, comme on le sait, en 1839. Le vaste empire qu’il avait fondé est tombé en ruines quand la main puissante qui l’avait créé a cessé de le soutenir. Son fils, Kurruch-Singh, était tellement hostile à l’Angleterre, que lord Auckland envoyait contre lui vingt mille hommes quand il fut empoisonné, et son fils, Nao-Nihil-Singh, fut écrasé par