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diplomatie officielle, chargée de rédiger les protocoles et de représenter le czar auprès des grandes cours de l’Europe, il se trouve encore une autre diplomatie, tout aussi adroite que la première, et dont les services n’ont pas moins d’importance. Dans beaucoup d’occasions où la hardiesse, l’habileté, le mépris des fatigues et des dangers sont plus utiles au succès de ses vues que l’exquise politesse du langage et des manières, la Russie se sert, sans être arrêtée par aucun scrupule, d’hommes qu’elle prend partout, dans son sein et hors de chez elle, en Europe et en Asie ; qu’ils soient chrétiens, schismatiques ou musulmans, peu lui importe, car, si du reste ils lui conviennent, elle saura tirer parti de la diversité même de leurs croyances. Mourza-Tékelef était un aventurier qui devait seconder à merveille ses projets sur les Kirghiz-Kazaks. Avide de renommée, brave, éloquent, et capable de parler tous les dialectes orientaux, il avait en outre la même foi religieuse que les peuples de l’Asie centrale, il était musulman. — La présence de la légation russe au milieu des Kirghiz-Kazaks ne servit d’abord qu’à exciter au plus haut degré leur défiance et leur colère. Furieux de se voir à la veille de perdre leur sauvage indépendance, ils insultèrent les envoyés de la tzarine, et Aboulkaïr lui-même ne fut pas à l’abri de leurs menaces. Tékelef ne perdit pas courage ; abandonné de ses compagnons, il demeura dans les steppes pour entreprendre une lutte étrange, inouie dans l’histoire, celle d’un seul homme contre tout un peuple. Son héroïque intrépidité, l’exaltation religieuse qu’il savait feindre, et surtout son éloquence à la fois mâle et persuasive, le firent bientôt passer aux yeux de la multitude pour un être d’une espèce supérieure. Mais l’ascendant qu’il prit sur une partie de la nation redoubla la haine de tous ceux qui ne voyaient en lui que l’instrument d’une ambition étrangère. Tékelef avait su échapper à plusieurs embuscades ; ses adversaires résolurent alors de l’offrir publiquement en holocauste à la patrie, et, dans ce but, ils convoquèrent une assemblée générale des Kirghiz-Kazaks. Tékelef mit à profit le peu d’instans qui lui restaient. Il parcourut les diverses tribus, campa sous les tentes des chefs, qu’il séduisit en partie par des promesses, et conquit même à sa cause les plus ardens de ses ennemis. Au jour fixé, il parut seul au milieu du peuple réuni en armes dans une plaine immense. Un ancien de la petite horde, Boukenbaï, qui depuis long-temps ne voyait d’autre ressource aux maux de son pays que la protection des czars, prit la parole le premier. Il rappela les malheurs qui n’avaient pas cessé de fondre sur les Kirghiz-Kazaks, « poursuivis par les Kal-