Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/971

Cette page a été validée par deux contributeurs.
967
DE LA LITTÉRATURE DES OUVRIERS.

plier ni devant les priviléges de la naissance, ni devant les faisceaux populaires : ces deux lois sont l’étude et le génie.

Oh ! si vous nous montriez quelque homme véritablement touché au front par une main céleste, si des accens et des pensers nouveaux s’échappaient avec une naïveté sublime de quelque génie populaire, la société ne manquerait ni d’acclamations, ni de reconnaissance. Mais le génie porte avec lui d’autres signes que le charlatanisme littéraire ou mercantile. À peine, au siècle dernier, le fils d’un pauvre jardinier d’Écosse eut-il dans quelques chansons plié le dialecte de son pays à la peinture originale des tourmens de l’amour, sa célébrité commença. Avant que Robert Burns eût rien publié, ses chants étaient dans la mémoire et dans la bouche des montagnards et des citadins. Telle est souvent l’allure de la gloire ; elle éclate irrésistiblement. Toutefois Burns ne fut pas heureux ; il mourut à trente-sept ans, en ne pouvant se plaindre que de lui-même, de ses passions ; ses contemporains ne lui firent pas défaut ; il eut les suffrages de Robertson, et pendant un temps l’appui de ce qu’Édimbourg comptait de plus illustre ; mais il dégrada, il détruisit lui-même l’admirable instrument dont Dieu l’avait armé. Quoi qu’il en soit, dans la littérature de son pays, son nom brille radieux entre tous les autres, parce que, sans imiter personne, c’était à la charrue, comme il l’a dit lui-même, qu’il était devenu poète. L’agriculture est une grande école : il y a, dans ce commerce laborieux et assidu que l’homme entretient avec la nature, une cause déterminante et féconde de nobles inspirations. Que d’hommes d’état et de guerre, que d’artistes la charrue a envoyés au monde !

« Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, écrit Rousseau dans ses Confessions, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. » Mais la fatalité l’emporte ; à seize ans, Rousseau quitte son pays, ses parens, un apprentissage à moitié fait, sans savoir son métier assez pour en vivre, et se livre à tous les hasards d’une destinée qui ne pouvait être que la misère. Cependant ce n’est pas encore la vocation littéraire qui le pousse, mais une inquiétude indomptable. Durant vingt-quatre ans, Rousseau traversera toutes les émotions et toutes les conditions de la vie, conversions religieuses, passions, domesticité, luttes contre le besoin, indépendance conquise par des travaux subalternes, jusqu’à ce que, dans un de ces rapides éclairs par lesquels Dieu se révèle à l’homme, il ait entrevu le monde immense de la pensée. Alors il