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aucune équilibrer son gain avec sa peine. » Ce plan ne tendrait à rien moins, en rassemblant les travailleurs dans une association unique, qu’à créer un état dans l’état, et à investir la classe ouvrière du pouvoir législatif.

Quand au moyen-âge les artistes et les ouvriers qui élevaient les cathédrales et les manoirs formaient entre eux des associations gouvernées par des statuts rigoureux et secrets, ils ne faisaient qu’imiter les nombreux exemples que leur donnait la société au sein de laquelle ils travaillaient. Dans l’ordre religieux, dans l’ordre politique, ce n’étaient partout que des individualités qui cherchaient à vivre d’une vie propre. L’église, la noblesse et la chevalerie étaient partagées en d’innombrables corporations. Il était tout naturel que les artistes et les ouvriers eussent alors des privilèges, des règlemens, formant comme une législation civile et religieuse qui les suivait dans tous les détails de leur vie ; alors ils vivaient en confréries ayant un caractère mystique. Mais, à mesure que la liberté pénétra partout, dans l’art, dans la religion, dans les mœurs, dans les idées, ces associations perdirent non-seulement leur importance, mais même toute utilité, toute signification. Le compagnonage n’est plus que le débris informe d’une civilisation depuis long-temps éteinte ; s’il lui reste quelque vie, c’est par d’assez mauvais côtés qu’il subsiste encore ; c’est surtout l’amour des querelles, c’est surtout un esprit de corps étroit et barbare qui le caractérise. Il y a au sein du compagnonage des inimitiés déraisonnables et cruelles. L’ennemi de l’ouvrier n’est plus le noble, le chevalier, le prélat, c’est l’ouvrier lui-même.

Ce serait une singulière inconséquence que de vouloir, au nom du progrès, éterniser les formes du compagnonage. Ainsi la révolution française aurait tout nivelé ; sur les ruines de tous les privilèges, de toutes les juridictions exceptionnelles, de tous les préjugés d’esprit de corps, de caste et de province, elle aurait élevé l’unité de la nation, du sol et de la loi, l’égalité civile et l’énergique simplicité d’un pouvoir central ; mais il lui sera prescrit de reculer devant quelque vestige obscur et dégradé de la franc-maçonnerie du moyen-âge. On ne s’aperçoit donc pas qu’on déprime le peuple en le retenant dans les liens d’une vieille organisation sans rapport avec la société nouvelle. Nous regrettons infiniment que les hommes illustres auxquels le Livre du Compagnonage a été adressé, MM. de Châteaubriand, de Béranger, de Lamartine et de La Mennais, n’aient pas pris la peine, tout en remerciant l’auteur, de l’éclairer sur la pensée fausse qui