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cependant pleines de vie, que M. Delaroche a répandues dans d’autres parties de sa composition ; si mes yeux descendaient ainsi par degrés des régions éthérées sur la terre, je crois que tout y gagnerait, aussi bien la partie réelle que la partie idéale du tableau.

Un autre moyen de ménager cette transition, c’eût été de distribuer tous ces personnages par divisions plus méthodiques, c’est-à-dire en cherchant moins les combinaisons favorables à l’effet pittoresque que l’ordonnance indiquée par l’histoire de l’art. C’est toujours, sous une autre face, cette même question de l’unité du style. Du moment qu’on imprimait au centre du tableau un grand caractère de symétrie et qu’on y imposait à chaque acteur une place significative, je crois que, dans tout le reste, il fallait ne pas abandonner aussi souvent au hasard le soin de donner à chacun son voisin et son interlocuteur. Il est vrai qu’ici se présentait un danger que M. Delaroche a eu cent fois raison d’éviter, le danger de vouloir donner une signification à toutes choses, de ne pas pouvoir faire asseoir deux hommes à côté l’un de l’autre sans une raison historique ou philosophique, d’interpréter leur moindre geste, de supposer un sens à leur moindre regard, et de tomber ainsi dans la subtilité, et de la subtilité dans l’obscur. En fuyant un écueil ne risque-t-on pas quelquefois d’en rencontrer un autre ? J’ai entendu raconter qu’un peintre étranger visitant, il y a quelques années, M. Delaroche dans son amphithéâtre, lui avait conseillé de représenter Fra Beato Angelico à genoux, en prière, et comme ravi dans une pieuse extase. Assurément M. Delaroche a bien fait de ne pas suivre ce conseil ; cependant, ce moine si admirablement posé, si bien modelé et qui ressort sur le devant du tableau comme une personne vivante, n’est-ce pas un moine quelconque plutôt que le mystique habitant du couvent de Saint-Marc, et peut-on deviner, sous cette robe, l’ame à laquelle obéissait un si angélique pinceau ? S’il est bon de ne pas fatiguer le spectateur par le luxe et le raffinement de l’esprit, faut-il le laisser dans le vague sur le sens de ce qu’il voit, en se contentant de charmer ses yeux ? Ainsi, rien de plus heureux que la pose de Lesueur, pittoresquement parlant. Ce corps est d’une souplesse nonchalante qui fait illusion ; mais Lesueur serait-il mort à trente-huit ans, dévoré par le travail et l’amour de son art, s’il était venu souvent s’asseoir ainsi au soleil, avec ce laisser-aller et cet air insouciant ?

Quoi qu’il en soit de toutes nos remarques, elles n’affaibliront en rien la séduction que ce grand et bel ouvrage exerce sur tous ceux qui le contemplent : il n’y a qu’une voix même parmi les