Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/948

Cette page a été validée par deux contributeurs.
944
REVUE DES DEUX MONDES.

tour de lui. Plus loin le Giotto, Cimabuë, Masaccio, sont aussi dans une sorte d’isolement ; ils écoutent à peine Léonard, et leur regard étonné semble dire qu’ils ne peuvent s’accoutumer aux étranges déviations dans lesquelles l’art est tombé depuis ces jours où ils essayèrent de lui frayer son chemin. Enfin, à l’extrémité du tableau, cette grande figure vêtue de noir, au front large, à l’œil vif, vous la connaissez, c’est notre Poussin. Penseur sublime, esprit solitaire, lui aussi il s’écarte de la foule, mais ses yeux se tournent avec amour sur cet auditoire où se trouveront désormais réunies toutes les espérances de la peinture française : ce regard du Poussin sur notre école, regard paternel, mais sévère, est en quelque sorte le résumé et la pensée morale de tout le tableau.

Dans le groupe des architectes, c’est le vieux Arnolfo di Lapo qui prend la parole, c’est autour de lui que sont réunis presque tous les maîtres du grand art de bâtir. Debout, dans sa longue robe florentine, l’architecte de Sainte-Marie-des-Fleurs raconte sans doute au milieu de quelles ténèbres il dirigea ses pas, quels furent ses efforts et ses hésitations, alors que l’Italie, n’acceptant pas encore le retour aux règles antiques, résistait néanmoins à l’invasion de ce système dont toute la chrétienté du Nord admirait les saintes témérités. Robert de Luzarche, qui détourne la tête, lui dira tout à l’heure quels trésors renfermait ce mystérieux système, et combien, sous son apparence hasardeuse et incorrecte, il cachait de science et de pureté. Bramante, à son tour, indiquera tout ce que le génie moderne pouvait puiser de noblesse et de grace, non dans l’imitation, mais dans l’intelligence des grands modèles de l’antiquité ; et quant à Palladio, il expliquera sans doute, pour se justifier, comment devaient s’altérer si tôt entre ses mains ces traditions de simplicité et de grandeur qu’il avait reçues encore si fraîches et si pleines d’avenir. En attendant, le vieillard continue son récit, et tous ils le regardent en silence ; Brunelleschi, assis sur le banc de marbre, l’écoute, mais d’un air un peu distrait, on voit qu’il pense encore à sa coupole. Pierre Lescot, avec la pétulance d’un Français, s’avance pour écouter le vieux Florentin ; et s’appuie familièrement sur l’épaule de Bramante : on conçoit que ces deux hommes se soient pris d’intimité dans l’autre monde mais que Robert de Luzarche et Palladio marchent ainsi tendrement unis comme deux frères, c’est ce qui n’est pas si facile de supposer, à en juger du moins par ce qui se passe ici-bas. Au contraire, il est tout-à-fait probable que si le Sansovino et Erwin de Steinbach se sont jamais rencontrés, ils auront eu mille choses à se