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lique manque complètement de plénitude et de portamento, de sorte que, malgré tout l’éclat qu’on lui prête, elle se perd sans effet dans cette vaste salle de l’Opéra. M. Poultier a pour lui la fraîcheur et l’élasticité sans la vibration ; M. Delahaye, au contraire, possède la vibration, mais aiguë plutôt que sonore, et la plupart du temps stridente ; la voix de M. Delahaye monte aisément, et nous devons dire à sa louange qu’il chante la partie de Robert sans en altérer la note à chaque instant comme fait Duprez. Ainsi, dans le duo : Des chevaliers de ma patrie, M. Delahaye attaque la phrase telle que Meyerbeer l’a écrite, et donne le fameux de Nourrit ; ensuite, vers le milieu du morceau, il s’embrouille, et l’intonation lui échappe en même temps que la mesure. Il n’y a guère qu’un passage dont M. Delahaye se soit tiré avec bonheur ce soir-là ; nous voulons parler de cette cavatine que Robert chante en pénétrant dans le cloître : Voilà donc ce rameau, et que le débutant a dit avec beaucoup de justesse et de pureté, de manière à mettre en évidence pour la première fois tous les avantages de son organe. Si M. Delahaye parvient à dompter le penchant naturel qu’il a de chanter faux, s’il parvient surtout à mettre le public dans la confidence de cette voix magnifique, dont on n’a pu encore que soupçonner les trésors, nul doute qu’il ne tienne un jour une place honorable dans le personnel de l’Académie royale de musique ; mais, quant à ces grands mots de révélation et de prodige qu’on avait eu l’imprudence de mettre en avant, il y faut renoncer, jusqu’à nouvel ordre du moins. On s’étonne de l’accueil glacial que la salle a fait à M. Delahaye après les témoignages d’enthousiasme qu’elle prodigue chaque soir à M. Poultier. Il n’y a là, selon nous, rien qui doive surprendre. M. Poultier, quelques défauts qu’on lui reproche, se recommande par des qualités originales, instinctives, qui ne pouvaient manquer leur effet sur un public tel que celui de l’Opéra. M. Poultier a une physionomie à lui, M. Delahaye n’en a point. Peut-être le talent de M. Delahaye, malléable par l’étude, est-il destiné à grandir, à se développer long-temps après qu’on ne parlera plus de la voix du tonnelier de Rouen et de son épanouissement éphémère : l’avenir en décidera ; mais, pour ce qui regarde le présent, on ne peut nier que M. Poultier se soit, dès le premier jour, posé comme un ténor à part, et voilà pourquoi le public l’adopte et l’applaudit, pour le moment, avec fureur. Le grand tort de M. Delahaye, c’est de ressembler un peu à tous les jeunes gens qui débutent ; quoi d’étonnant alors que le public le traite comme tout le monde ? Quel rôle que celui de Robert-le-Diable ! Quelle effrayante responsabilité pèse, durant cinq heures, sur l’homme qui s’en empare ! Depuis Nourrit, que de talens sont venus s’y briser, talens de novices et de maîtres ! Nourrit seul s’est tiré d’un pas ferme des inextricables labyrinthes de cette œuvre, à la fois opéra, tragédie et drame ; seul il avait compris ce personnage pénible et tourmenté, où le chanteur et le comédien se livrent une lutte continuelle assez semblable à cette lutte entre l’ange et le démon, qui fait le fond du caractère du héros. Le rôle de Robert, sans avoir de ces morceaux par lesquels un chanteur se produit, renferme des difficultés terribles, d’autant plus insurmontables,