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il a pendant quatre heures sur les bras cette inexpérience qu’il soutient à fleur d’eau, et qui sans lui s’abîmerait dans le gouffre ! Sous ce rapport, M. Poultier n’a que des actions de graces à rendre à tout le monde qui l’entoure : tandis que dans la salle le public l’accueille avec les témoignages de la plus vive sympathie, sur la scène ses camarades semblent se dévouer de leur mieux à son succès. Tantôt c’est M. Massol qui modère sa voix de stentor, tantôt c’est Mme Dorus qui, dans le second acte de Guillaume Tell, lui marque les temps et le dirige de sa main savante. En somme, on ne vit jamais plus brillans débuts que ceux du jeune tenor à l’Académie royale de musique ; M. Poultier entre au théâtre sous des auspices bien favorables, trop favorables sans doute si l’on calcule ce qu’il donne dans le présent, et quelles chances d’avenir résident en lui. Nous ne voulons décourager personne ; mais M. Poultier fera bien de ne pas se laisser enivrer par ses triomphes. Pour le moment, il n’y a rien à dire ; on applaudit sa voix, il la donne comme il peut, dans les meilleures conditions qui se rencontrent, et tout marche à souhait. Reste à savoir ce qu’on doit attendre de cette nature. Une fois son premier épanouissement terminé, cette voix dont l’ingénuité fait le charme a-t-elle beaucoup à gagner du temps et de l’étude, et n’est-il pas à craindre plutôt qu’une élaboration opiniâtre, sans opérer comme chez Duprez une transformation sur laquelle la physionomie délicate et fragile de l’individu ne permet guère de compter, ne lui enlève cette fleur de délicatesse et de morbidesse que le public aime tant à respirer aujourd’hui, et dont il se passionne sans doute parce qu’il prévoit qu’elle passera.

On se plaignait naguère de la disette des tenors, et voilà qu’il en surgit aujourd’hui de tous côtés. Les salons, les ateliers, les écoles, semblent se donner le mot pour alimenter la scène. M. de Candia, M. Poultier, M. Delahaye, le gentilhomme, l’ouvrier, l’étudiant ! C’est une rage de chanter ; jamais on ne vit pareille abondance de timbres d’or et d’argent ; les belles voix courent les rues comme les beaux vers, d’où cependant on aurait tort de conclure que les grands chanteurs se multiplient beaucoup. Les débuts de M. Delahaye n’ont pas tenu ce qu’ils avaient promis. À la répétition, c’était une voix puissante, splendide, irrésistible, une inspiration de maître, un talent déjà consommé à son coup d’essai. Arrive la représentation, la véritable épreuve, la seule sérieuse et décisive, et cette voix splendide a disparu, et de cette énergie chaleureuse, de cette force dramatique, de ce talent, il ne reste plus trace. Les amis de M. Delahaye, à la tête desquels s’agite M. Berlioz, qui n’a pas la main heureuse, ainsi que chacun sait, persistent à chanter victoire, et sur ce point sont loin de tomber d’accord avec le public, qui n’assiste pas aux répétitions, et s’en tient à ce qu’on lui donne à la clarté du lustre. Or, le public de l’Académie royale de musique n’a guère vu ce soir-là dans M. Delahaye qu’un jeune homme d’une assez noble stature et doué d’une voix bien timbrée, mais dont l’inexpérience ou peut-être encore l’émotion d’un premier début paralysait complètement l’essor. L’organe de M. Delahaye est un tenor sur-aigu de la famille de la voix de Nourrit. Par malheur, cette voix de trempe métal-