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REVUE MUSICALE.

puissante, accentuée, douée de qualités naturelles et sonnantes, ne se recommande que par sa mollesse, sa délicatesse fragile, ses graces énervées. À voir ce blond jeune homme, d’encolure si frêle, à entendre cette voix d’une émission parfois enchanteresse, mais qui n’a que le souffle, on dirait un transfuge des salons de Paris ; et c’est là le fameux tonnelier de Rouen, c’est là cet organe généreux et fruste qui ne s’exerçait qu’en plein vent et dans les loisirs de l’atelier ! À coup sûr, lorsque M. Duponchel ou M. Halévy (je ne sais plus lequel) fit cette trouvaille, ce dut être par une nuit de province, calme et silencieuse comme la salle de l’Opéra l’est aujourd’hui quand M. Poultier chante.

Per amica silentia lunæ.

Je ne puis entendre M. Poultier sans penser aux poésies de ses confrères les tonneliers, les ébénistes et les boulangers. Il y a en effet plus d’analogie qu’il ne semble entre la voix de l’un et les vers des autres. Des deux côtés, le même désappointement vous attend. Les qualités que vous cherchez font défaut, et vous surprenez justement celles auxquelles vous vous seriez attendu le moins. Rien en tout ceci qui rappelle franchement l’homme du peuple, l’originalité dans la rudesse, la force excentrique, la vocation ; en revanche, une sorte de dilettantisme s’attachant à reproduire les formes académiques. Partout la même absence de vie et de couleur ; celui-ci chantant d’une voix flûtée, celui-là soupirant des élégies sur le mode de M. Casimir Delavigne. La question de genre mise de côté, vous verrez qu’il n’y a pas tant de différence entre le tonnelier de Rouen et le boulanger de Nîmes. C’est la même muse décolorée et froide qui les inspire tous les deux. M. Poultier chante comme M. Reboul. — La voix de M. Poultier, naturellement flexible et juste, a le tort d’être inégale dans ses registres, ce qui fait qu’elle ne se produit avec avantage que dans les morceaux d’haleine courte : les adieux de Mazaniello à sa chaumière, au quatrième acte de la Muette, par exemple et surtout dans ces quelques mesures qui précèdent l’air du sommeil :

Repose en paix, je veillerai sur toi.

On ne peut se figurer quelle grace, quel charme, quelle candeur de voix et d’expression, le jeune tenor donne à cette phrase, qui jusqu’ici passait toujours inaperçue, et que le public couvre de plus de bravos qu’il ne ferait d’une cavatine. Après avoir parlé de la voix de M. Poultier, ce qui conviendrait le mieux serait de se taire sur le reste ; car franchement, de style il ne peut encore y en avoir l’ombre chez un jeune homme si novice, et qui se contente de chanter la note telle qu’on la lui enseigne ; pour ce qui regarde le talent dramatique, toute la pantomime de M. Poultier consiste à battre la mesure en regardant M. Habeneck, et, si l’archet du chef d’orchestre tombe d’accord avec son geste, Arnold en conçoit plus de joie que de tous les tendres aveux sortis de la bouche de Mathilde. Il faut avouer aussi que M. Habeneck est un maître bien précieux. Avec quel soin il veille sur son débutant, avec quelle sollicitude il le guide, comme