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viennent se traduire en un tableau général d’oppression et de dépopulation tout-à-fait effrayant. C’est alors, vers l’an de Rome 617, qu’un jeune homme d’une famille plébéienne, mais illustre, un élève formé de la main des philosophes grecs, Tibérius Sempronius Gracchus, « dont le caractère bon et humain n’avait pu être corrompu par l’orgueil exclusif de sa nation », comme il traversait l’Étrurie pour aller servir en qualité de questeur dans l’armée qui s’assemblait contre Numance, fut frappé de l’aspect désolé de ce pays célèbre autrefois par sa richesse ; il s’en demanda les causes, il songea aux grands remèdes : de là plus tard ses tentatives de tribun et sa catastrophe. Mais, sans m’engager ici dans les obscurités, même éclaircies, de la loi Sempronia ou de la loi Licinia, je n’ai voulu que faire remarquer en passant le ton naturel et humain avec lequel l’historien caractérise le premier mouvement de Tibérius Gracchus. Au rebours en effet de tant d’écrivains de nos jours qui, dès qu’ils abordent l’histoire, se font tout farouches, fatalistes et terroristes à froid, M. Mérimée ne recule pas devant les bons sentimens quand il les rencontre, et ne rougit pas de les exprimer simplement. Il observe le sens moral dans ses récits. Les Samnites révoltés, sous le commandement de Marius Egnatius, ont-ils taillé en pièces, dans la Campanie, une armée nombreuse de Lucius Cæsar forcé de chercher abri sous les murs de Téanum « L’histoire se tait, dit-il, sur l’origine du vainqueur de Cæsar ; mais, d’après la conformité des noms, j’éprouve quelque plaisir à supposer que ce Marius Egnatius était un fils du préteur de Téanum, battu de verges trente ans auparavant sous les yeux de ses concitoyens. La Providence permet quelquefois ces tardives et terribles réparations. »

Maintenant voici le récit du préteur battu de verges : la condition des Italiens, c’est-à-dire des plus favorisés des sujets de Rome, de ceux qu’on appelait alliés, en va cruellement ressortir.

« Un consul romain passait à Téanum, ville de la Campanie, dans le pays des Sidicins. Il voyageait avec sa femme, ses officiers, ses affranchis, ses esclaves, en un mot ce que l’on appelait sa cohorte. Dans de semblables occasions il devait être défrayé par la république ; mais, comme la plupart des magistrats romains, il vivait partout aux dépens de ses hôtes. Un consul à Téanum ! voilà toute la ville émue. Les magistrats s’empressent autour de lui. On le loge dans la meilleure maison, on l’héberge magnifiquement, lui et son monde. Maint affranchi reçoit des présens ; peut-être le consul lui-même daigne-t-il en accepter, soit pour épargner à Téanum le fardeau des logemens