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LA SIBÉRIE SEPTENTRIONALE.

velles expéditions ; il fait réparer ses traîneaux, reposer ses chiens, et s’en va, à travers les neiges, les glaces, les marais fangeux et les fleuves, tantôt à l’île de Krestowoi, située au-delà du 70e degré de latitude, tantôt vers la tribu des Jukahires, qui habitent les bords de l’Aniuj. Il revient à Kolymsk, met en ordre ses observations, prépare ses instrumens, et repart de nouveau pour visiter les côtes de la mer Glaciale et le grand désert de Tundra. Nous ne dirons point toutes les souffrances physiques qu’il éprouve dans le cours de ces longues excursions, tous les périls qu’il doit braver pour s’en aller, à quelques centaines de lieues de sa retraite de Kolymsk, faire une expérience d’astronomie et de physique. C’est toujours le même ciel sombre et nébuleux qui attriste ses regards, le même vent glacial qui pénètre sous sa tente, le même tourbillon de neige qui entrave sa marche, le même labyrinthe de glace où à chaque pas il court risque de se perdre, la même plage désolante dont nulle fleur n’égaie la teinte sinistre, dont nul rayon de soleil ne tempère l’affreuse rigueur. Mais çà et là il rencontre des peuplades nouvelles et donne, sur leurs mœurs, sur leur caractère, des détails intéressans.

Le long du fleuve Aniuj s’étend la tribu des Jukahires, pour qui la pêche est presque nulle et qui n’ont d’autres moyens d’existence que la chasse aux oies sauvages et aux rennes. Le temps où les rennes passent est pour les Jukahires un temps de joie et de bénédiction, le temps de leur moisson et de leur vendange. Chaque année au printemps, les rennes sauvages quittent les forêts profondes où ils ont cherché un abri pendant l’hiver, et s’en vont vers les plaines du nord, soit pour y trouver une mousse meilleure, soit pour échapper aux moustiques qui les aiguillonnent. Cette première migration n’est pas très productive encore pour les Jukahires, car les rennes passent sur les lacs et les fleuves gelés, et il faut ou leur tendre des piéges, ce qui souvent rapporte peu de chose, ou leur tirer des coups de fusil, ce qui coûte trop cher. La véritable récolte se fait au mois d’août ou de septembre. Les rennes reprennent alors le chemin des forêts. Les pâturages d’été les ont engraissés, et leur peau est bien meilleure qu’en hiver. Ils arrivent divisés par cohortes de trois ou quatre cents ; toutes ces cohortes réunies forment une troupe de plusieurs milliers de rennes. Elles marchent à quelque distance l’une de l’autre, et occupent parfois un espace de cinquante à cent verstes. En tête de chaque détachement est un renne remarquable par sa force et sa taille, qui semble servir de guide aux autres. Lorsque la troupe émigrante approche d’un fleuve qu’elle doit traverser, le guide s’avance le premier, regarde de côté et d’autre, sonde le terrain, et,