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LA SIBÉRIE SEPTENTRIONALE.

tenait à me faire convenablement les honneurs de sa maison, m’apporta un morceau de chair de renne bouilli, sans sel, et, pour le rendre plus appétissant, y versa une notable quantité d’huile rance. Je reculai avec horreur devant ce mets nauséabond, et cependant, pour ne pas humilier ces malheureux, qui m’offraient certainement ce qu’ils avaient de meilleur, j’essayai d’en manger un peu, tandis que mon hôte engloutissait avec avidité la chair de renne et l’huile, ne s’arrêtant que pour reprendre haleine et vanter les rares talens culinaires de sa femme. J’abrégeai autant que possible le dîner et l’entretien, et, dès que je me retrouvai en plein air, je bénis de bon cœur la liberté de l’espace.

« Le lendemain, je reçus la visite de plusieurs Tschuktsches accompagnés de leurs femmes. Ils venaient, disaient-ils, prendre congé de moi et se recommander à mon bon souvenir. Je n’avais à offrir aux femmes que du thé, dont aucune d’elles ne voulut goûter, et des morceaux de sucre candi, qu’elles reçurent avec reconnaissance. Par bonheur j’avais encore quelques grains de verre de diverses couleurs que je leur distribuai, et cette libéralité leur causa une telle joie, que, pour me montrer leur gratitude, elles se mirent à danser devant moi. Ce fut un curieux ballet. Les aimables bayadères, enveloppées dans leurs épais vêtemens de peaux, agitant les pieds en avant et en arrière, élevaient les bras en l’air, tandis que leur figure grimaçait de la plus étrange façon. Pendant qu’elles déployaient ainsi leurs graces chorégraphiques, le virtuose de la troupe faisait entendre je ne sais quel chant sourd et monotone, dont la mélodie ressemblait à un grognement. Quand la première danse fut finie, deux femmes renommées dans le district pour l’agilité de leurs mouvemens, les deux premières artistes de la société, se détachèrent de leurs compagnes et se mirent à sauter en faisant d’effroyables contorsions, tantôt s’élançant l’une contre l’autre comme si elles allaient se prendre aux cheveux, puis se rejetant en arrière par une vigoureuse cabriole, jusqu’à ce qu’enfin elles tombassent baignées de sueur et épuisées de fatigue. Mon interprète me conseilla de donner à ces deux rares sujets un peu d’eau-de-vie et de tabac. Je ne pouvais faire moins pour récompenser leurs efforts, et cet hommage rendu aux deux plus beaux talens de la tribu enchanta la société, qui me quitta profondément touchée de mes bonnes manières et de ma générosité. »

Il y a, près de l’île de Koliutsckin et le long des côtes qui l’avoisinent, une autre peuplade de Tschuktsches, qui ne mène point une vie nomade comme celle dont nous venons de parler et n’a point de