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les autres, selon l’inspiration du moment, sans chercher dans sa mémoire ses moyens de fourberie.

« L’apparition d’un vrai schaman, dit M. Matiuschkin, est, sous le rapport psychologique, une chose très curieuse à observer. Chaque fois que j’ai vu un de ces sorciers du Nord, avec son regard effaré, ses yeux entourés d’un cercle de sang, ses cheveux hérissés et son visage contracté, balbutiant d’une voix faible des paroles inintelligibles et se tordant les membres dans de violentes convulsions, j’ai éprouvé je ne sais quelle émotion sombre et profonde, et je comprends que les grossières peuplades de la Sibérie soient subjuguées par le spectacle d’un tel délire et le regardent comme l’œuvre des esprits. »

La tente des Tschuktsches est faite en peaux de rennes tannées. Sous cette tente est leur habitation favorite, leur polog. C’est une sorte de grand sac en peaux cousues l’une sur l’autre, et auquel on donne, au moyen de quelques lattes, la forme d’une caisse carrée, si basse qu’on ne peut s’y tenir debout. On y entre par une ouverture étroite en se traînant sur les genoux ; la caisse est fermée de tous les côtés, à l’air et à la lumière. Elle est chauffée et éclairée par une espèce de lampe en terre, pleine d’huile de poisson et garnie d’un faisceau de mousse desséchée en guise de mèche. Cette lampe, ainsi renfermée dans un sac de peau, donne une telle chaleur, qu’au milieu de l’hiver le plus glacial, les habitans du polog restent ordinairement jour et nuit tout nus. Souvent une même tente renferme deux ou trois pologs, servant chacun de nid à une famille.

« Un jour, dit M. Matiuschkin, un riche Tschuktsche, nommé Leut, m’invita à aller le voir, et j’acceptai avec joie son invitation, car c’était pour moi une occasion de pénétrer dans la vie intérieure de cette curieuse peuplade. Je me courbe sur le sol, je me traîne dans le polog ; mais à peine y étais-je entré, que j’aurais bien voulu être dehors. Qu’on se figure, s’il est possible, ce sac étroit et fermé de tous côtés, inondé par la puante fumée qui s’exhale de l’huile de poisson, et occupé par une demi-douzaine d’individus tout nus. Je crus que j’étoufferais. La maîtresse de l’habitation et sa fille, qui avait environ dix-sept ans, me reçurent sans embarras dans leur très léger costume et se mirent à fouiller de côté et d’autre dans leur noir polog. Je crus qu’elles cherchaient une peau ou un lambeau d’étoffe pour se couvrir, mais non, c’étaient tout simplement des grains de verre qu’elles mêlèrent avec une coquetterie mondaine à leurs cheveux. Quand cette toilette fut achevée, Mme Leut, qui