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être matériel la noble et mâle indépendance qui faisait la joie de leurs aïeux.

Le baptême, qu’ont reçu la plupart de ces pâtres nomades, n’a rien changé à leur manière de vivre. En consentant à recevoir ce sacrement, ils ont tous gardé leurs traditions et leurs coutumes païennes. Le baptême n’est, du reste, pour un grand nombre d’entre eux, qu’une sorte d’opération commerciale. Comme ces barbares dont parlent les sagas du Nord, qui, au temps de Louis-le-Débonnaire, acceptaient le nom de chrétien pour un javelot ou une armure, les Tschuktsches se soumettent aux cérémonies de l’église pour une pique ou un rouleau de tabac. Un jeune Tschuktsche, à qui le prêtre avait promis cette récompense, devait un jour se laisser baptiser dans l’église de Kolymsk : la cérémonie avait attiré un grand nombre de spectateurs ; le néophyte était là, regardant en silence les préparatifs que l’on faisait pour lui donner le nom de chrétien, et songeant vraisemblablement à toute autre chose qu’aux préceptes du catéchisme. Lorsqu’on lui dit de monter sur l’escabeau pour se plonger, selon le rite grec, trois fois dans l’eau, le pauvre converti, qui ne s’attendait pas à cette façon peu agréable, il est vrai, d’abjurer son paganisme (l’eau était à demi glacée), déclara qu’il rompait le marché, et qu’il aimait mieux s’en aller à la chasse tuer un renard ou une martre, et acheter du tabac à la prochaine foire. Après mainte prière de la part du prêtre et de quelques-uns des assistans, il finit par céder, il se jeta bravement dans l’eau et en sortit tout grelotant en criant : Mon tabac ! mon tabac ! On eut beau lui objecter que la cérémonie n’était pas achevée, qu’il y avait encore quelques formalités à remplir ; rien ne put le fléchir : — Donnez-moi mon tabac ! répétait-il d’une voix irritée ; et, las enfin de le demander vainement, il s’enfuit dans sa tente, laissant le prêtre et l’assemblée fort peu édifiés d’une telle conversion.

La société biblique de Pétersbourg a fait imprimer en caractères russes une traduction en dialecte tchuktsche du Pater, du Credo, des commandemens de Dieu et de quelques pages des évangiles ; mais l’alphabet russe n’a pas les caractères nécessaires pour rendre les sons sifflans et gutturaux de ce dialecte, et cette traduction est, pour ceux à qui elle est destinée, à peu près inintelligible. Malgré les prédications évangéliques, la polygamie est encore en usage chez les Tschuktsches. Ils traitent les femmes comme des esclaves, et les quittent, les reprennent à volonté.