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LA SIBÉRIE SEPTENTRIONALE.

cet impôt, il fait hisser un pavillon sur la tour des remparts, et la foire est ouverte. Alors les Tschuktsches s’avancent avec leurs lances, leurs arcs, leurs flèches, et rangent leurs traîneaux en demi-cercle ; les Russes se posent en face d’eux. Tous attendent avec impatience le son de la cloche qui donne le signal du marché, et à peine cette cloche a-t-elle retenti, que tout le monde est en mouvement. Les Russes courent de côté et d’autre avec leurs denrées, ceux-ci traînant sur le sol un lourd sac de tabac, ceux-là portant des casseroles, des haches, des pipes, des étoffes de diverses couleurs. On dirait autant de boutiques ambulantes ; chacun s’agite et crie, chacun vante, dans un idiome barbare mêlé de toute sorte de dialectes, les qualités de sa pacotille et les conditions excellentes auxquelles il la livre. Dans ce tumulte de la foule, dans cette émeute de l’agiotage, plus d’un industriel, courbé sous le poids de son fardeau, est renversé dans la neige et foulé aux pieds par ses rivaux. Dans sa chute, il perd ses gants ou son bonnet, il est froissé ou meurtri, mais l’intérêt du moment lui fait bien vite oublier tous les inconvéniens de sa situation ; il se relève et court la tête nue, par trente ou quarante degrés de froid, auprès de ses chalands. Les Tschuktsches seuls restent immobiles et silencieux devant leurs traîneaux, attendant qu’on vienne à eux et répondant par quelque froid monosyllabe aux offres qui leur sont faites. Leur sang-froid leur donne un grand avantage sur les Russes, qui souvent, dans l’impétuosité de leurs désirs de marchand, donnent pour une fourrure le double de ce qu’elle vaut. Ce mouvement commercial dure trois jours, après quoi les caravanes s’en vont, avec leurs cargaisons, de différens côtés, et le village sibérien retombe dans un profond silence jusqu’à l’année suivante.

De toutes les tribus du nord de l’Asie, nulle n’a conservé un caractère de nationalité aussi marqué que celle des Tschuktsches. Comme leurs ancêtres, ils errent encore constamment à travers les montagnes, les rochers, les déserts de leur ancienne province. Comme tous les peuples primitifs, ils ont peu de besoins ; le renne suffit presque à leur subsistance ; le renne leur donne des peaux pour faire leur tente et leurs vêtemens, la chair qui les nourrit, le lait qui les désaltère. Dans les sombres et orageux parages où s’écoule leur vie, ils jouissent fièrement de leur liberté, ils regardent avec une sorte de dédain les peuplades sibériennes subjuguées par les Russes, et ne peuvent leur pardonner d’avoir sacrifié à quelques vaines considérations de bien-