Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/808

Cette page a été validée par deux contributeurs.
804
REVUE DES DEUX MONDES.

et l’automne sont épuisées à la fin de l’hiver. Le poisson, qui pendant les grands froids se cache dans la profondeur des fleuves et des lacs, ne paraît pas encore. Les chiens, fatigués par le travail de l’hiver, abattus par le défaut de nourriture, sont incapables de conduire leur maître à la chasse des rennes et des élans, et les coqs de bruyère, que l’on prend çà et là dans des lacets, ne suffisent pas pour apaiser le besoin des familles. Alors il y a des jours de famine terrible ; alors on voit des troupes de Tunguses, de Jukahires, se précipiter dans les villages russes pour trouver des alimens. Pâles, faibles, pareils à des spectres, ils s’avancent en chancelant, se jettent avec voracité sur des lambeaux de rennes, sur les os, les peaux, les courroies en cuir, enfin sur tout ce qui peut tromper un instant leur faim dévorante. Il est rare qu’ils trouvent quelque nourriture, car souvent les habitans des villages dont ils implorent la pitié sont eux-mêmes forcés de manger le reste des poissons qu’ils avaient amassés pour leurs chiens, et de laisser périr d’inanition ces pauvres animaux. Le gouvernement a, il est vrai, établi des magasins dans lesquels on peut acheter de l’orge à un prix si modéré, que la couronne y perd plus qu’elle n’y gagne ; mais les distances énormes, les difficultés du transport rendent cette ressource à peu près inutile pour la plupart des habitans de ces lointains districts. Pendant le séjour de M. Wrangel à Sredne-Kolymsk, le commissaire du district fit demander au chef des Cosaques combien il présumait qu’il fallût amasser de grains pour les Tunguses et les Jukahires placés sous sa surveillance. Celui-ci répondit : « Je ne sais jusqu’où vont les besoins de ces deux tribus ; ce que je puis affirmer seulement, c’est qu’il y a bien peu de familles parmi elles capables de payer deux roubles par jour pour soutenir leur misérable existence. »

Cependant la nature vient au secours de ces malheureux au moment où leur souffrance est à son comble. Tout à coup, des régions du sud, arrivent des troupes d’oiseaux de passage, d’oies, de canards, de cygnes, et alors jeunes et vieux, hommes et femmes, tout ce qui est en état de porter un fusil, de se servir d’un arc, accourt et va faire sa chasse. On commence aussi à tendre des filets sous la glace ; on y prend quelques poissons ; l’époque de la famine est passée. Les vivres pourtant n’arrivent pas encore en abondance ; on dirait que la nature, pareille à un médecin expérimenté, veut préparer peu à peu ces gens affamés à reprendre la nourriture dont ils ont besoin. Au mois de juin enfin, la glace des fleuves se rompt, le poisson abonde, et tous les bras sont occupés à recueillir des provisions pour