Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/801

Cette page a été validée par deux contributeurs.
797
LA SIBÉRIE SEPTENTRIONALE.

partie du nouveau Testament, et les principaux commandemens de l’église, ont été traduits dans leur langue ; mais il y en a bien peu parmi eux qui aient un véritable sentiment des dogmes de la religion chrétienne, bien peu qui veuillent renoncer à leurs pratiques superstitieuses et à l’empire qu’exercent sur eux les jongleries de leur schaman. Les Jakutes sont en général d’une nature fort insociable, très vindicatifs, et plaideurs acharnés ; s’ils ont jamais reçu une offense, ils en garderont toute leur vie le souvenir, et le transmettront en mourant à leurs fils. S’ils entrevoient dans un marché l’ombre d’un procès, ils défendront leurs intérêts avec une opiniâtreté infatigable, ils raconteront leur grief à tout venant, et feront dix voyages pour obtenir gain de cause dans une affaire qui ne vaudra pas un demi-rouble.

À mesure que le voyageur s’avance dans cette contrée, il remarque avec tristesse les arbres qui dépérissent, les plantes qui décroissent, les habitations qui deviennent de plus en plus rares, pauvres, disséminées. Bientôt il ne voit plus ni la pâle tige du bouleau, ni la maigre verdure qui, à quelques lieues de là, égayait encore ses regards. Bientôt il cherche en vain le tourbillon de fumée qui, à la fin d’une journée fatigante, lui promettait du moins un gîte pour la nuit. Tout est morne et sans vie ; il ne trouve plus qu’à de longues distances une cabane sans feu et sans lit, élevée au milieu des marais par une main compatissante pour servir de refuge aux caravanes surprises par l’orage. Il n’y a qu’une seule maison habitée au milieu de ce désert de Tukulan, qui a plusieurs centaines de werstes d’étendue. Un chasseur de la tribu des Tunguses y demeure avec sa fille. Le Tunguse s’en va tout le jour chasser les rennes sauvages, la jeune fille reste seule. « Il faut avoir vu, dit M. Wrangel, cette contrée, cette hutte ouverte de tous côtés au vent, à la neige, à la glace, cette solitude effroyable, pour se faire une idée de la situation de ces malheureux qui attendent du succès d’une chasse une peau pour se couvrir et un morceau de chair pour apaiser leur faim. Ce Tunguse a été riche, il a eu un troupeau de rennes : l’épidémie le lui a enlevé, et la misère l’a forcé à quitter sa tribu pour venir au milieu de ce désert chercher un dernier moyen d’assurer son existence. »

À une longue distance de cette hutte, M. Wrangel arrive à une station qu’un édit de Catherine II a décorée du nom de ville, et qui n’est qu’un assemblage de quelques misérables cabanes. Il y avait là, quand le voyageur y passa, un malheureux prêtre, un homme de quatre-vingt-dix ans, qui, dans le cours de son long apostolat, avait