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tion, nous étions reçus avec une hospitalité et un désintéressement admirables. La nuit et le jour, nous pouvions laisser nos bagages sur la voie publique, et, s’il nous arrivait de manifester à cet égard la moindre inquiétude, les paysans nous disaient avec une bonne foi touchante : Ne craignez rien, on ne vole pas ici. »

M. Wrangel quitte à regret les campagnes fertiles d’Irkuzk, l’heureuse ville où il a goûté les charmes de cette hospitalité si chère à ceux qui s’aventurent dans les pays lointains. Il s’embarque sur le Lena, magnifique fleuve dont il dépeint avec talent le cours majestueux, les rives escarpées et pittoresques. Il passe en peu de temps d’une terre riante et féconde à un sol aride, des douceurs d’un climat tempéré aux froides régions du nord. Le 25 juillet, il est à Jakuzk, à deux mille huit cent trente-six werstes (environ sept cents lieues) d’Irkuzk. Adieu désormais les douces peintures qui souriaient à son imagination, adieu l’aspect des fleurs semées dans les jardins, des forêts vertes qui couronnent les montagnes, et des moissons qui ondoient dans les prairies ! Le voilà qui entre dans les douloureuses contrées qu’il est appelé à parcourir. Dès ce jour commence une série de tableaux étranges dont la teinte se rembrunit à mesure qu’il poursuit sa longue route. Il touche aux frontières de l’empire des glaces. Il est en pleine Sibérie. Écoutons-le parler de la cité septentrionale où il vient d’amarrer sa barque. C’est encore une grande et riche cité, comparée à celles qu’il trouvera plus loin. Mais quelle tristesse dans son enceinte et quelle misère dans sa fortune !

« Jakuzk est la principale place de commerce des froids et sombres districts du nord. Elle est située sur la rive gauche du Lena. Dans ses larges rues on ne découvre que de petites maisons, de petites huttes presque invisibles au milieu des remparts en bois qui les entourent. De côté et d’autre, le regard cherche en vain, à travers les poutres et les planches desséchées des habitations, un arbre, un buisson, un rameau vert. Rien n’annonce ici le retour de l’été fugitif, rien, si ce n’est la fonte des neiges, dont l’éclatante blancheur animerait peut-être le ton grisâtre et uniforme de cette plage.

« La ville renferme environ quatre mille habitans, cinq cents maisons, cinq églises et un cloître. Le seul édifice remarquable qu’on y trouve est une forteresse en bois construite en 1647 par les Cosaques qui conquirent la Sibérie. Si chétif que soit ce monument de la fondation de Jakuzk, les bons bourgeois de cette cité ne le regardent qu’avec un profond respect, et se plaisent, en le contemplant, à parler des actions héroïques de leurs ancêtres, de la prospérité tou-