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autres nations de l’Europe laissent tomber d’une main défaillante le sceptre glorieux qu’elles portaient autrefois, et demandent, comme des soldats fatigués, qu’on les laisse haleter en paix dans leurs frontières, la Russie relève, avec le pouvoir de l’absolutisme, le glaive que laissent échapper les états constitutionnels, et ce glaive pèse déjà, comme celui de Brennus, dans la balance des empires. Malheur aux vaincus !

Le gouvernement russe, que nous persistons, dans notre incroyable naïveté, à traiter comme un gouvernement barbare, et qui est tout simplement l’un des gouvernemens les plus habiles qui existent, n’a rien négligé pour connaître l’état réel des principautés qu’il a conquises, des peuplades qu’il a subjuguées, et les moyens les plus sûrs de garder sa conquête et d’en tirer le parti le plus utile. De tous côtés, il a envoyé des fonctionnaires intelligens et dévoués, qui l’ont servi comme on sert une autorité réelle et puissante, dont les instructions ne varient pas chaque année, et qui sait, quand il le faut, punir et récompenser. Malheureusement les ministres russes ne publient guère les rapports de leurs agens ; ils les gardent pour eux, et l’œil investigateur de la presse ne pénètre pas dans leurs cartons. Le gouvernement russe a, sur les gouvernemens constitutionnels, l’immense avantage d’une discrétion facultative : il ne dit que ce qu’il lui plaît ; il ne montre que ce qu’il lui convient. On sait à la fin d’une campagne les batailles qu’il a gagnées, mais on ignore ce qu’il lui en a coûté d’hommes et d’argent pour remporter ses victoires. On voit les troupes nombreuses qu’il fait manœuvrer au camp de Kalisch, mais personne ne raconte combien de soldats il a perdus sur la route de Khiva. Souvent même il est discret et réservé dans les entreprises qui lui font honneur, comme pour avoir plus de droits à l’être dans celles où il échoue. Il ne raconte pas ses succès ; il les laisse surprendre, et les renseignemens les plus circonstanciés que nous ayons sur la Russie ne nous viennent pas de la Russie directement, mais de l’Allemagne.

Dernièrement nous avons rendu compte des ouvrages que M. Kohl a publiés sur quelques provinces méridionales et septentrionales de l’empire russe[1]. Voici un autre livre bien plus curieux, un récit de voyage commencé il y a vingt ans par un officier de la marine russe, conservé silencieusement dans les archives de l’amirauté de Saint-Pétersbourg, et révélé enfin au public par le célèbre géographe

  1. Voyez la livraison du 1er septembre 1841.