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DES AUTEURS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS.

qu’heureuse. De quel droit jetez-vous les brouillards du loch d’Écosse sur les sierras que le soleil calcine depuis que le monde existe ? Pourquoi cette étoffe lourde et chaude sur des membres hâlés par les étés de l’Andalousie ? Ni la raison médiocre et à mi-côte qui ne s’élève pas même jusqu’au scepticisme, ni la critique négative qui nous apprend à nous abstenir et ne nous apprend point le sublime, ni les chiffres douteux de cette science louche et boiteuse que l’on appelle économie politique, n’ont encore porté de bons fruits en Espagne. Mais ce qui fait surtout réfléchir, c’est la distance singulière qui dans ce pays sépare les écrivains du peuple ; les écrivains, copistes de Voltaire et de Walter Scott ; le peuple, un peu moins instruit que sous les croisades. Quand on pense que les savans commentaires de Clémencin et les poignantes satires de Larra s’impriment dans un pays habité par une population indolente et presque sauvage, et qui s’embarrasse aussi peu de ces résultats philosophiques que des révolutions de Saturne, on est tenté de désespérer de l’Espagne ; on s’effraie de cet abîme qui sépare un petit groupe de penseurs de toute une vieille nation. L’Europe réclame comme siens les Lista, les Martinez de la Rosa, les Mesonero, les Miñano, les Clémencin. Ils se détachent de leur pays pour s’affilier à l’autre civilisation supérieure. Mais que devient le pays lui-même ? Un peuple qui aurait pour caractère la souplesse, et qui aurait formulé sa gloire d’après d’autres gloires, pourrait fort bien changer d’originalité, n’ayant pas d’originalité véritable : ce peuple, qui a pour caractère le spontané de l’orgueil et la reproduction de son ame propre, ne peut imiter les autres sans changer l’ame et sans perdre son pouvoir. Aussi, malgré les talens que compte aujourd’hui ce pays, la force manque-t-elle à sa littérature. Le tissu de leurs œuvres est généralement peu serré, et cette intensité qui distingue les grandes époques et les peuples puissans ne s’y rencontre guère.

Les Américains des États-Unis n’ont pas encore de littérature ; les Espagnols n’en ont plus. L’époque de l’originalité n’est pas venue pour les uns, elle est passée pour les autres. L’heureux et suave imitateur de Robertson et d’Addison, Washington Irving, le peintre de la mer et des forêts, Fenimore Cooper, appartiennent, en dépit d’eux-mêmes, à la race saxonne et au génie saxon ; la veine américaine n’est pas trouvée. Elle ne jaillira que d’un état de civilisation plus pressée, plus complète et plus mûre, comme le Rhin, quand il étend ses eaux paresseuses et lentes sur les plaines de sable enclavées dans les rochers des Grisons, n’est pas encore un fleuve et attend