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DES AUTEURS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS.

ennemies. Le plus petit voyage nécessitait un congé universel que chacun rendait exactement le lendemain, et cela se répétait au retour, sous le nom de bienvenue. Lorsque c’était fête chômée, celle d’un saint, par exemple, dont le nom est commun, l’étranger qui serait entré dans une ville l’aurait crue en proie à l’incendie ou à l’émeute. Tout le monde courait effaré, se heurtant, se poussant et criant dans les rues. De malheureux artisans mouraient à la peine, fatigués de servir les nombreuses pratiques qu’il fallait peigner, chausser et vêtir dans ces grandes circonstances. Tel était l’état de la société aux jours solennels.

« On dînait à une heure, et l’on mangeait plus qu’aujourd’hui ; mais il fallait plus d’adresse pour savoir manger que pour gagner de quoi vivre. On employait de certains cornets de carton qui s’adaptaient sur les manchettes, parce que c’était chose convenue que les mains d’un homme devaient rester oisives tant qu’elles étaient protégées par cet ornement. On avait inventé d’autres machines préservatrices pour protéger contre les taches le bord de la veste et le jabot de la chemise. Aucune de ces inventions n’était aussi compliquée et aussi singulière que celle dont on se servait pour faire la sieste, coutume générale et utile pour notre climat. J’ai vu dormir le célèbre Jovellanos, le nez sur l’oreiller, mais sans le toucher autrement que du front, pour ne pas déranger ses boucles.

« Il n’était permis qu’aux personnes qui n’avaient pas de soirées pour le jour même d’affranchir leur chevelure de cette entrave et de l’envelopper d’une résille. Ceux-là sortaient embossés dans une cape écarlate, mais ils n’en étaient pas plus lestes pour la promenade ; le bas de soie et l’escarpin ne leur permettaient pas de quitter les chemins royaux. Enfin, les hommes étaient plus heureux que les femmes ; ils pouvaient poser le pied sur la terre, tandis que les femmes, élevées sur de hautes mules de bois, étaient contraintes à une marche périlleuse et sautillante qui les faisait ressembler à la poule grattant la terre. Cruellement serrées d’ailleurs par leur corps de baleine, quel exercice pouvaient-elles faire, et comment la moindre agitation ne les aurait-elle pas abattues ? Le corps de baleine était quelque chose de tellement inamovible, que l’on voyait des mères de famille nourrir leurs nouveau-nés et leur donner le sein à travers une petite ouverture ou trappe pratiquée dans le corset, pendant que les pauvres petites créatures, pressant de leur bouche altérée les baleines inflexibles, cherchaient inutilement la chaleur du sein maternel.