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Le matin du 20 août, après que la sentence eut été communiquée au ruard et avant qu’il pût sortir, les ennemis des de Witt, voulant frapper les deux frères du même coup, eurent recours à une perfidie pour attirer le grand pensionnaire dans la prison. Sur leur invitation, le geôlier envoya successivement l’un de ses aides et sa servante annoncer à Jean de Witt que son frère allait être mis en liberté ; mais qu’il désirait, auparavant, le voir et l’entretenir. La fille du grand pensionnaire, qui était tendrement aimée de lui et qu’agitaient de funestes pressentimens, le conjura de ne pas sortir. L’un de ses amis chercha à l’en détourner aussi en lui faisant craindre un piége ; mais ni les conseils de cet ami clairvoyant ni les prières de sa fille, qui embrassait ses genoux en pleurant, n’eurent le pouvoir de l’arrêter. La vive affection qui l’unissait à son frère et le mépris qu’il avait eu toute sa vie pour le danger, l’emportèrent sur la prudence ; et, après avoir reçu de ses enfans un tendre et dernier embrassement, il partit. Il se rendit à la prison, qui n’était pas éloignée de sa demeure, à pied, suivi de deux secrétaires et d’un serviteur, après avoir ordonné qu’on lui envoyât son carrosse pour le reprendre et pour ramener le ruard, que la torture avait mis hors d’état de marcher.

En arrivant à la prison, il la trouva gardée par deux cavaliers et deux bourgeois sous les armes. Dès que le ruard le vit entrer dans sa chambre, il s’écria : Ah ! mon frère, que venez-vous faire ici ? — Quoi ! lui dit Jean de Witt, ne m’avez-vous pas envoyé chercher ?Non¨¨¨, répondit le ruard. — Alors, repartit avec calme Jean de Witt, nous sommes perdus. Les deux frères réunis s’entretinrent de ce qui leur restait à faire. Jean de Witt envoya l’un de ses secrétaires chercher copie de la sentence de bannissement contre laquelle le ruard, ne voulant pas adhérer à sa condamnation, s’était déjà pourvu devant le grand conseil. En attendant son retour, que le peuple empêcha, Jean de Witt pressa son frère de se désister d’un appel qui suspendait sa délivrance, compromettait sa vie et ne laissait aucun espoir de faire éclater son innocence à des yeux fermés par la passion. Corneille de Witt persista dans sa dangereuse résolution, et le procureur fiscal vint lui signifier qu’il avait lui-même soumis la sentence à la révision du grand conseil.

Pendant que les deux frères délibéraient ainsi, Tichelaar, rendu à la liberté, ameutait contre eux le peuple de La Haye. Par le conseil de ceux qui étaient décidés à les perdre, il parcourut les rues en criant que le ruard allait être délivré ; que, s’il n’avait pas avoué son