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GUERRE ET NÉGOCIATIONS DE HOLLANDE.

doute de se trouver en face du ruard avant qu’il fût vaincu par la douleur. Cette première épreuve de la torture irrita vivement Corneille de Witt, qui menaça le bourreau de le frapper. — Vous vous plaignez déjà, lui dit celui-ci, ce n’est rien encore, vous feriez mieux d’avouer. En même temps, lui ayant attaché un poids de cinquante livres à chaque orteil avec une ficelle pleine de nœuds, il lui tourna les bras en arrière, l’enleva jusqu’à ce que les deux poulies auxquelles il était suspendu se fussent rencontrées, et l’agita d’une manière terrible. Les juges entrèrent dans le moment et lui dirent : Confessez votre crime. Le ruard, rassemblant toutes ses forces, s’écria — Quand on me couperait par morceaux, on ne me ferait pas avouer une chose à laquelle je n’ai jamais pensé. On l’étendit alors sur une table, et, pendant qu’il citait ses juges devant le tribunal de Dieu, on lui serra la tête entre quatre chevilles de fer. Mais cet homme d’un invincible courage s’éleva jusqu’au bout, par l’énergie de la volonté et le besoin de ne pas trahir son innocence, au-dessus des angoisses et des accablemens de la douleur. Au plus fort de la torture, bravant ses juges anéantis, il se mit à réciter fièrement les vers d’Horace :

Justum et tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium,
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida
[1].

L’héroïque patient sortit vainqueur de la lutte. Ses juges, qui n’avaient pu le convaincre ni par les faits ni par ses aveux, auraient dû proclamer son innocence. Mais, n’osant pas commettre un excès d’injustice en le punissant de mort, et ne voulant pas, dans l’aveuglement de leur passion ou le trouble de leur frayeur, l’acquitter entièrement, ils le déclarèrent déchu de toutes ses charges et dignités, et banni à perpétuité de la province de Hollande et de West-Frise. Cette sentence livrait aux fureurs du peuple le ruard, que les juges ne justifiaient pas assez s’ils le trouvaient innocent, et ne punissaient pas assez s’ils le trouvaient coupable. Ce peuple de plus en plus égaré dans sa haine, et craignant que sa victime ne lui échappât, exerçait depuis le 16 août une surveillance active sur la prison, et il avait menacé tous ceux qui demeuraient dans le voisinage de démolir leurs maisons si le prisonnier s’évadait par leur connivence.

  1. Manuscrit no XXVI, p. 53 à 58 du liv. XXI de l’Histoire inédite de Wicquefort. — Basnage, Annales, etc., t. II, p. 302 à 305. — Cerisier, Histoire générale, etc., t. VII, p. 383-388. — Histoire de Corneille et de Jean de Witt, t. II, p. 512-513.