Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 28.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.
68
REVUE DES DEUX MONDES.

changeant de moment en moment. Les bosquets feuillus d’orangers, les solitaires et mélancoliques oliviers des collines, la terre couverte d’abondantes moissons, et les troupeaux nombreux qui, fatigués de l’ardeur de la canicule, venaient se baigner dans le grand fleuve, rappelaient à ma pensée les champs élysées de l’antiquité, etc. »

Cette tristesse du présent ne se borne pas à notre siècle ; elle remonte jusqu’aux époques de la monarchie. Les temps antérieurs à la révolution française sont devenus un objet de sarcasme et de dégoût. On raille à l’envi cette société morte, paralysée par la formule, ensevelie sous l’étiquette, n’ayant plus d’ame et de vie, et dont les moindres coutumes étaient pétrifiées. Voici comment un des écrivains humoristes dont j’ai parlé, don Jose Somoza, décrit les habitudes et la vie d’un gentilhomme de Madrid en 1760. « Tout gentilhomme, dit-il, en sortant du lit, attendait l’homme qui devait lui faire la barbe, opération beaucoup plus longue dans ce temps-là qu’aujourd’hui, où les deux tiers de nos visages ne sont jamais rasés. Personne ne se rasait seul. Après cela, le perruquier commençait son office, qui consistait à peigner, à graisser, à friser et à poudrer la tête, opération fort longue. Alors seulement on passait au grand travail de l’habillement, que les plus diligens ne terminaient pas en moins de trois quarts d’heure, tant il y avait de pièces dans l’ajustement et de chevilles pour les arranger, depuis celles qui assujettissaient le col jusqu’à celles qui attachaient la chaussure. Cette grande manœuvre enfin terminée, notre homme ceignait son épée et se recommandait à Dieu pour qu’il fît beau, car il allait braver l’intempérie de l’air, de pied ferme et tête découverte, quelque temps qu’il fît.

« S’il allait à pied, ce ne pouvait être qu’avec la plus grande précaution et en tâtonnant, pour garantir de la pluie ou de la boue ses bas de soie blancs et ses souliers à la mahonnaise. J’ai connu un officier qui se fit une réputation considérable pour avoir su traverser la ville de Madrid sans se crotter en hiver. Ce talent avait son importance dans une époque où tout le monde courait les rues, exercice qui n’appartient plus aujourd’hui qu’aux négocians et aux hommes d’affaires. Les personnes les plus indépendantes étaient obligées à des devoirs réglés par un cérémonial impérieux qui ne leur laissait pas un seul jour de repos. On fêtait Pâques trois fois l’an : à Noël, à l’Épiphanie et à la Pentecôte. Il y avait le jour de la fête du saint et l’anniversaire de la naissance. Si l’on manquait à l’un de ces devoirs, c’était assez pour que deux familles devinssent