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pour un signe de faiblesse ; et dans ce pays où la philosophie domine les passions politiques et ne leur est pas asservie, on a peine à comprendre qu’une école soit jugée parmi nous sur la vie publique de quelques-uns de ses chefs, et non pas sur sa profession de foi, sur ses principes explicitement proclamés. Quelle était la situation de la philosophie en France, quand elle passa aux mains des éclectiques ? Contre quels adversaires ont-ils dû lutter pour s’établir ? Dans quel esprit, pour quelle fin, ont-ils commencé la lutte ? Sur quel point de la science a d’abord éclaté le dissentiment ? Comment le saurait-on, quand on connaît à peine le nom d’un des plus profonds penseurs de l’école, de celui qui a donné l’impulsion à ce mouvement philosophique, et qui, le premier en France, a fait la guerre à la doctrine de la sensation, au nom de l’activité libre de l’esprit humain ? Quand M. Maine de Biran mourut en 1824, M. Royer-Collard et M. Cousin suivirent le cercueil presque seuls avec sa famille, et ils disaient entre eux : « Nous venons de perdre le plus grand métaphysicien français de notre temps. » Dix ans après, M. Cousin étant parvenu à arracher à la famille de M. de Biran le manuscrit du premier des quatre volumes qu’il a publiés, ce fut, pour presque tout le monde, une révélation.

M. de Biran n’est pas un chef d’école. En philosophie comme en politique, il n’a jamais affecté le premier rang, et s’est toujours tenu caché derrière quelqu’un : en politique derrière M. Lainé, en philosophie derrière M. Royer-Collard et M. Cousin. Son action ne pouvait être qu’indirecte ; il lui manquait deux choses, sans lesquelles on n’exercera jamais aucune influence sur les hommes, la parole et le style. À la chambre, l’extrême faiblesse de sa voix le tenait nécessairement éloigné de la tribune ; mais, quand il aurait pu se faire entendre de l’assemblée, son goût ni son talent ne l’y portaient pas. Sa conception était lente et difficile ; aucune spontanéité, point d’imagination, point de chaleur, une réserve extrême, une timidité d’esprit et de caractère dont il ne triomphait que dans les occasions importantes, et par des motifs que la réflexion avait long-temps mûris ; toujours en défiance de lui-même « par conviction et par tempérament, » dit-il quelque part ; avec cela une grande indifférence pour l’approbation des hommes, et le besoin de concentrer ses affections et de resserrer sa vie dans le cercle de l’intimité. M. de Biran n’était pas un sage, sa vie n’était pas fermée à l’ambition, mais il n’avait pas l’ambition des grands théâtres. Quand il fut parvenu à la chambre et au conseil d’état, il se trouva satisfait de la considération personnelle