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LE DOCTEUR HERBEAU.

Les années fuyaient en effet. Jeannette était restée fidèle à son vieux maître. Vainement le bon docteur l’avait engagée à chercher une condition meilleure ; elle déclara qu’elle ne sortirait de la maison qu’avec le cercueil du docteur Herbeau. Il est à remarquer qu’elle s’est toujours refusée à reconnaître Célestin, et qu’à cette heure même, qu’il a coupé sa barbe et qu’il édifie tout Saint-Léonard par sa conduite et par ses vertus, Jeannette soutient plus haut que jamais que ce n’est point le fils de son ancien maître, mais un vil intrigant qui, pour se faire apothicaire, a volé le nom du docteur Herbeau. Lorsqu’elle rencontre Célestin dans la rue, elle ne se gêne pas pour l’invectiver, car Jeannette est forte en gueule, comme les servantes de Molière, et jamais elle ne passe devant la boutique du jeune pharmacien sans y jeter un regard de travers et quelque parole outrageante.

Le docteur Herbeau recevait de temps à autre des lettres de son digne ami, M. Pistolet, toutes à la louange de Célestin. Ce jeune homme marchait à pas de géant dans la carrière nouvelle qu’il s’était ouverte ; sa conduite devenait de jour en jour plus exemplaire, et son patron ne doutait pas qu’il ne prît place un jour parmi les apothicaires les plus distingués du royaume. Mais, tout en le rassurant sur l’avenir de son fils, ces bulletins ne consolaient que bien médiocrement l’orgueil du docteur Herbeau, qui ne pouvait s’empêcher de souffrir à la pensée que son nom figurerait un jour sur l’enseigne d’un pharmacien de Saint-Léonard.

Comme le roi-prophète que nous citions tout-à-l’heure, Aristide était devenu pareil au pélican des déserts et au hibou, qui n’habite que les lieux solitaires. Frappé dans sa race, délaissé de ses amis, trahi, oublié, abandonné de tous, le docteur Herbeau finit par se réfugier dans la pensée de Mme Riquemont. Il se replia tout entier sur ce souvenir toujours jeune et toujours enchanté. Il lui arrivait souvent de s’oublier des heures entières dans le temple de l’Amitié, à relire les lettres, à baiser le portrait de Louise, à respirer les fleurs desséchées qu’il rapportait autrefois de Riquemont, et qu’il avait religieusement conservées. Il se plaisait à remonter le courant des jours écoulés, à retrouver sur le rivage les poétiques accidens qui l’avaient si long-temps charmé. Il achevait d’une voix mélancolique et tendre ce grand duo de l’amour qu’il avait chanté durant deux ans et plus, sans se douter qu’il le chantait à lui tout seul. Nature naïve et vraiment aimable qu’on ne saurait s’empêcher d’aimer dans une époque de cœurs blasés et d’ames appauvries avant l’âge, où l’on voit la