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la solitude. Le docteur Herbeau n’a plus même d’ennemis. Les gendarmes lui ont pardonné ; maître Grippard seul vient de temps en temps lui présenter quelques autographes de son fils. L’indifférence pèse sur son nom, l’oubli l’enveloppe de son froid linceul. Il assiste vivant à sa mort. Tout ce pays qu’il a soigné durant vingt-cinq ans ne s’inquiète pas de savoir si le docteur Herbeau existe encore. Les cercles, qu’il a si long-temps charmés par sa grace et par son esprit, ne remarquent plus son absence. Il a filé comme une étoile, sans laisser de vide au ciel. Bientôt Saint-Léonard se demandera ce que c’était qu’Aristide Herbeau. Il se déciderait à reprendre le cours de ses visites, qu’il ne trouverait pas un malade qui le fit appeler, sinon les pauvres qui l’aimaient, et qui seuls ont gardé sa mémoire. Sa maison est morne, sa table silencieuse, son foyer désert. Ses amis, comprenant que son malheur est sans ressource, se sont retirés de lui. Les amis sont pareils aux feuilles des arbres, ils tombent au vent de l’adversité comme les feuilles au souffle de l’hiver. Cependant le bon docteur a tenu sa promesse. Sur l’emplacement de son kiosque s’élève un petit temple grec ; sur le fronton, on lit : à l’amitié. Chef-d’œuvre d’architecture ! tout s’y trouve, colonnade, feuillage d’acanthe, intérieur élégant et simple ; il n’y manque que des amis.

Le règne du docteur Herbeau est passé ; celui du docteur Savenay commence. Que dis-je ! il est déjà dans l’éclat de toute sa gloire. Il n’est bruit dans la ville et aux alentours que de la guérison merveilleuse de la jeune dame de Riquemont. En moins d’un an, M. Savenay a rendu la santé à cette charmante femme, que tout le pays avait cru perdue à jamais. Ce n’est de toutes parts qu’un cantique de louanges en l’honneur du savant médecin qui vient d’accomplir cette cure miraculeuse. Toutes les mères le convoitent, ainsi qu’elles faisaient autrefois de Célestin. Il en est qui, pour l’attirer, ordonnent à leurs filles d’être malades. Toutes les vierges rougissent à son nom, baissent les yeux à son aspect. Mme d’Olibès l’accable de vers et de fleurs des quatre saisons. Mais, comme le farouche Hippolyte, M. Savenay est inaccessible à toutes les agaceries, insensible à toutes les prévenances ; tous les traits s’émoussent sur son cœur de Scythe. C’est Mme d’Olibès qui prétend qu’une Amazone de la Thrace l’a nourri de son lait sauvage, sur les bords du Termodoon. Il n’en est rien. M. Savenay a pris avec lui sa vieille mère, excellente femme, née tout simplement, voici quelque soixante années, à Saint-Léonard, sur les bords de la Vienne : heureuse de pouvoir achever ses jours sous le coin de ciel qui l’a vue naître, près de son fils qui l’entoure de tous les