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LE DOCTEUR HERBEAU.

l’ordre de choses, il voudrait pouvoir administrer des pilules d’acide prussique à tous les perturbateurs de la tranquillité du royaume. Il hait les républicains, abomine les communistes, et voue aux dieux infernaux Saint-Simon, Fourier et Robert Owen. Il est d’avis que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Rentré dans le giron de la belle littérature, on peut, chaque matin, durant les beaux jours, le voir, en casquette de loutre, à sa porte, se délectant à la lecture du feuilleton quotidien, tandis que sa femme, accorte et gentille, distribue gracieusement à sa pratique ses drogues enveloppées dans le numéro de la veille.

Mais revenons au docteur Herbeau.

Le jour même du départ de lord Flamborough, après s’être consulté avec son épouse, Aristide avait écrit à son vieux ami, M. Pistolet, célèbre pharmacien de Limoges. Le lendemain, ayant reçu de cette ville une réponse conforme à ses désirs et telle, en un mot, qu’il l’avait sollicitée, il fit appeler son fils, et lorsque Célestin fut en présence de son père :

— Monsieur, dit le docteur Herbeau avec une dignité sévère qui imposa tout d’abord au jeune gars, vous nous avez indignement trompés, vous vous êtes joué cruellement de notre crédulité et de notre aveugle tendresse. Vous êtes un mauvais fils, la honte et le désespoir de deux cœurs qui se plaisaient à vous appeler leur orgueil et leur joie. Vous deviez être la gloire de nos vieux jours, vous en êtes le déshonneur. Puisse Dieu vous pardonner ! puisse aussi vous être douce et consolante la pensée que vous aurez abrégé la vieillesse de votre père !

À ces mots, Célestin, véritablement ému, ôta son bonnet de velours qu’il avait d’abord gardé sur sa tête.

— Ne m’interrompez pas, poursuivit le docteur. Assez long-temps vous avez mystifié notre amour, il convient de mettre un terme à cette triste comédie ; vous nous avez fait une douleur assez grande pour que vous la respectiez désormais. Écoutez-moi, monsieur ; c’est de vous qu’il s’agit à cette heure. Vous êtes pauvre. J’ose le dire avec une noble fierté, j’ai fait, durant ma longue carrière, plus de bien que je n’en ai reçu ; ma clientèle était la seule fortune qu’il vous fût permis d’espérer : incapable de la recueillir, vous l’avez laissé passer en des mains étrangères. Quant à l’héritage qui vous attend après ma mort, croyez-moi, vos désordres l’ont réduit à très peu de chose. Indigne d’exercer le grand art de la médecine, qu’allez-vous devenir ? quel parti prétendez-vous prendre, à moins que vous